La lettre annuelle de Casablanca d’Arnaud de Boissieu

La lettre annuelle de Casablanca d’Arnaud de Boissieu

     Casablanca, Noël 2017

 

                                                            Amis,

Comment dit-on « Joyeux Noël » en langage FB ( Facebook, pour les non-initiés, dans le langage du réseau social) ? Je passe de plus en plus de temps sur ces réseaux sociaux, communication avec les marins oblige, qui ne connaissent guère internet ou les courriers, électroniques ou en papier, mais presque uniquement ce réseau social. Donc s’y suis. Solidement implanté, avec mes 372 « amis », comme on dit, ou comme on compte sur le réseau – on dirait adresses, en langage ancien. Et peu de jours passent sans que j’accueille un nouvel ami-FB. Avantage évident, celui de pouvoir communiquer facilement avec les bateaux. Je demande « A quelle heure devez-vous partir ? » pour programmer efficacement mes visites à bord des bateaux. Le marin, lui, m’envoie des messages souvent intéressés : « Father, envoie-moi une recharge pour mon téléphone ». Mais avec le temps, et le nombre croissant d’amis-FB, ce type de relation me prend de plus en plus de temps. Il arrive que mon téléphone crépite comme une poêle à frire : des messages, et encore des messages ! Je songe à changer de fonction : l’aumônier des marins est en passe de devenir l’aumônier des marins-connectés. Je deviens de plus en plus un aumônier-FB. Magie du réseau, il n’y a plus beaucoup de frontières. Un message m’arrive, tout droit des Philippines. Douglas, un ami-FB depuis mars 2016, est malheureux : « Father, je ne sais pas ce qui arrive avec mon agence de main d’œuvre, mais elle ne me propose plus de travail. Il semble que je sois trop vieux, je ne sais pas si c’est la vraie raison. Prie pour moi ». Je porterai Douglas dans ma prière.

Richard (ami-FB depuis septembre 2015), lui, m’envoie une sorte de S.O.S. d’Australie, pays qui n’est pas vraiment voisin du Maroc : « Father, envoie-moi vite le contact d’un foyer des marins à Haypoint. Je suis fatigué au point de perdre du poids et d’être malade. J’ai demandé à la compagnie de me renvoyer chez moi, mais elle temporise en me répondant qu’on verra la question dans un port adéquat » (réponse classique d’une compagnie qui mène les marins en bateau, si je peux me permettre). Et un instant plus tard, un autre message : « ça coûte combien, un billet d’Australie aux Philippines ? ». J’ai donné quelques tuyaux à Richard, qui a réussi à repartir chez lui quelques jours plus tard, sans que je sache si mes tuyaux étaient les bons.

Edwin (ami-FB depuis seulement décembre 2017) me demande de ne pas l’oublier, lors de la distribution de cadeaux de Noël que je ferai certainement cette année, comme les années précédentes, sur le CIELO DI RABAT, un navire qui fait escale à Casablanca chaque semaine. Je ne comprends pas son message, puisque j’ai distribué les cadeaux le matin même sur ce bateau ! Aurait-il été oublié ? Je relis les messages d’Edwin : mais non, j’ai lu trop vite, Edwin n’est plus sur ce bateau, il a changé de compagnie, il m’écrit de Miami, aux Etats-Unis, et son message a probablement pour but de me rappeler aux bons souvenirs de ses anciens copains, ceux que je visite régulièrement à Casablanca, pour que je ne les oublie pas !

Ainsi va la vie-FB, qui me prend de plus en plus de temps, qui me réjouit quand quelques messages arrivent en rafale, de plusieurs continents à la fois (et qui m’horripile  aussi quand mon téléphone-poêle à frire grésille vers les trois heures du matin, en vertu de quelque décalage horaire…).

Presque cinq ans de visites au port de Casablanca, et presque deux mille bateaux différents visités, sans compter ceux qui viennent régulièrement, que je visite chaque semaine, ou chaque mois. De plus en plus souvent, un marin me reconnaît, d’un autre navire, d’une autre compagnie, ou d’une précédente année ; des amitiés en forme de petits cailloux blancs, semées au hasard des visites, jusqu’à une nouvelle et hypothétique escale à Casablanca qui réjouira au plus profond l’aumônier-FB-petit-poucet…

En octobre, la Mission de la Mer a tenu son congrès mondial, à Taiwan. Nous étions trois cent, de plus de cinquante pays possédant une frontière maritime, à réfléchir, ou nous informer, sur le sort des marins pêcheurs « Pris dans les mailles du filet », selon le titre du congrès. Terrible. Charles Bo, archevêque de Rangoun, en Birmanie, et récent Cardinal, périphérique s’il en est, nous a coupé l’appétit. Lisez (Attention, je vous préviens, il pue, le sermon du Cardinal) : « Les supermarchés d’Europe et d’Amérique vendent, pour les gens et même pour les animaux, du poisson provenant de Thaïlande. S’ils se souciaient de pouvoir sentir les crevettes et les poissons qu’ils mangent, ils sentiraient l’odeur des larmes de mon peuple, le sang de mes jeunes gens innocents jetés en mer. Ces poissons n’ont pas nagé dans l’océan, mais dans les larmes silencieuses de milliers de jeunes Birmans… Au moins deux millions de travailleurs migrants ont été emportés par des moyens licites et illicites pour faire vivre les tigres asiatiques : Thaïlande, Malaisie et Singapour… L’esclavage de la mer est un désastre provoqué par l’homme… Mais il n’existe aucun récit déchirant de ces esclaves, ni aucun Negro-spiritual de l’Asie. L’industrie des crevettes et l’industrie mercantile font peser leur joug sur des milliers de personnes en les soumettant à de nouvelles formes d’esclavage. La Birmanie, le Cambodge, le Laos, le Vietnam et les Philippines fournissent des hordes d’esclaves : esclaves de la mer, esclaves de l’industrie du sexe. Mais il n’existe aucun récit déchirant de leur esclavage ».

            Revenons au Maroc. La politique n’y est pas facile à suivre. L’an dernier, il a fallu plusieurs mois et un changement de premier ministre pour avoir un gouvernement, dont plusieurs ministres ont depuis été remerciés, pour mauvaise gestion du dossier d’El Hoceima, une ville du Nord du Maroc secouée par de graves événements sociaux. Je retiens plutôt le déploiement important du pays vers l’Afrique sub-saharienne, avec l’intégration du Maroc à  l’Unité Africaine : le Maroc regarde au moins autant vers le sud que vers le nord, contrairement aux migrants de plus en plus nombreux qui échouent, dans tous les sens du terme, à passer en Europe et que notre Eglise met un point d’honneur à accueillir le mieux possible.

Je vous quitte. Je vais cliqueter sur mon smartphone, histoire de souhaiter Bon Noël et bonne année à mes 372 amis-marins-FB. Et je vous en souhaite autant à vous toutes et tous, avec ou sans Facebook.

Arnaud de Boissieu, prêtre de la Mission de France

 

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2 commentaires

  • C’est superbe Merci de ton témoignage Arnaud 2018 avec la joie de partager ensemble

  • Il faudrait faire connaitre plus largement (que par l’infolettre de la Mission de France) la Mission de la mer, et son rôle aujourd’hui.

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