Intervention de Guy Coq à la rencontre nationale des prêtres de la Mission de France 16-17 janvier 2016

Guy Coq est agrégé de philosophie, membre de la rédaction de la revue Esprit et cofondateur de la Fondation du 2 mars. Il assure la présidence de l’association des amis d’Emmanuel Mounier.

CIVILISATION ET ROYAUME,

QUELS SIGNES DES TEMPS AUJOURD’HUI ?

La belle expression porteuse du pape Jean XXIII : « Savoir saisir les signes des temps », comment rencontre t-elle notre époque, tellement différente de celle qui menait au concile Vatican II ?
On retiendra d’abord l’obligation de comprendre, au moins de faire le travail de compréhension.
On s’empêchera de plaquer sur l’image de l’époque un a priori peu évangélique : « il n’y a rien à attendre, tout montre qu’on va inexorablement vers une fin catastrophique de notre histoire… » Car la foi chrétienne dit que l’histoire globale se terminera par le Royaume de Dieu.
On verra aussi dans le signe des temps des occasions nouvelles de s’engager au service du monde humain. La marche de la civilisation (même si on a célébré la mort du progrès) est avancée vers le Royaume : il s’agit pour nous de détecter et d’appuyer ces avancées.
L’avancée vers le Royaume, nous essayons d’en être avec tous les humains qui, à travers l’histoire, y travaillent, quelle que soit la foi qui les anime.
Nous sommes dans une crise de civilisation défiée par ces déchaînements de barbarie qui, d’époque en époque, bousculent l’histoire, ouvrant l’abîme d’un mal infini.
L’échéance cruciale du climat met à l’ordre du jour l’urgence de l’action pour sauver la planète et l’homme, dans sa vie elle-même… Cette interpellation historique vitale, semble hélas éclipsée dans l’immédiat par les barbaries qui se diffusent à partir du Moyen Orient : celle d’Assad, sanguinaire contre son peuple, envoie vers l’Ouest des millions d’humains en quête d’une terre accueillante où survivre… Leur immense foule ébranle la vieille Europe… qui ne veut pas y croire.
En France même, des menaces qui viennent de l’intérieur : une société menace de basculer dans l’abîme d’un parti menaçant… qui a derrière lui près du tiers de la population…
Et parallèlement surgit l’énigme d’une minorité de la jeunesse tentée par une aventure barbare où elle trouve une radicalité tentante au service d’une cause terrifiante, fureur d’individus déchainés, mais pas uniquement. Il y a un grand défi : une menace sur la civilisation de la dimension des totalitarismes du XXe siècle.
Or, l’urgence historique exigerait des bouleversements qui seraient opposés aux évolutions de cette civilisation : quelle culture est remise en cause ? Quelle histoire de la démocratie ? Quelle fragmentation possible de la société ? Quelle vaine querelle faite aux forces spirituelles ?
Par rapport à la crise de la culture démocratique, à la fragilisation des sociétés, quelle position chrétienne ?
La bonne attitude n’est ni la contreculture, ni la résignation, mais l’inscription dans cette civilisation et l’effort pour discerner les leviers qui la sauveraient.
Et ne devons-nous pas nous souvenir que par cette inscription nous pouvons devenir des médiateurs de l’Évangile ?
Car dans notre manière de nous inscrire, nous devenons ou bien des obstacles à l’évidence de l’Évangile ou bien des médiateurs.
Enfin, dans toute ma démarche, j’insiste sur l’importance de la culture… Dans ce siècle, nous devons ne pas rater le défi de la culture… comme nous manquâmes le défi du prolétariat dans un autre siècle.

I

TRAVAILLER A LA PRISE DE CONSCIENCE DU CHOC DE 2015

L’importance des évènements de 2015 fut d’abord perceptible dans l’ampleur de l’émotion collective où se manifestait comme rarement la cohésion d’un peuple. Mais ce choc, cet ébranlement, ne doit-il pas mener à une conscience plus vraie du sens de ce qu’il passe ?
Tout d’abord, de janvier à novembre, il y a une amplification. Certes, dès le drame de Charlie, il est clair que c’est la séparation entre les français musulmans et les autres qui est recherchée. Il s’agit de construire une solidarité entre les musulmans mal à l’aise devant les attaques humoristiques de l’islam et Daesh. Le clivage devait se faire à deux niveaux : le refus de la liberté au sens occidental et la haine anti juive. Et il y a, certes, un partage où l’expression « Je suis Charlie » trouvait une limite.
Les attentats de novembre explicitent l’enjeu, si l’on peut dire : la globalité de l’attaque est évidente ; c’est l’ensemble d’une civilisation qui est ciblé. N’importe quel Français, quelles que soient sa religion, sa différence culturelle est visé et demeure sous la menace de Daesh, même des musulmans proches des djihadistes sont traités en ennemis solidaires de la civilisation honnie.

Gilles Kepel présente ainsi l’objectif de Daesh (d’après le texte fondateur du djihadisme) : « De quoi s’agit-il ? De provoquer une guerre civile en Europe, en favorisant une guerre d’enclaves. Entre des enclaves islamisées dans les banlieues populaires et le reste de la population. Suri voyait dans la jeunesse française musulmane, enfants d’immigrés ou convertis récents, les soldats de ce djihad.(Entretien dans Ouest-France) »
Dans ce même texte, Gilles Kepel évoque l’échec ou plutôt l’erreur : « Selon moi, le 13 novembre est une erreur politique de leur part. Et pour avoir vu les vidéos de propagande de Daesh diffusées après, on voit bien qu’ils ne comprennent pas pourquoi la mobilisation n’a pas pris. »
La référence à l’unité contre le terrorisme et la barbarie a été plus nette qu’en janvier et notamment le rejet de la part des musulmans. Cela se voyait lors du rassemblement place de la République. Ce lieu même est devenu l’espace symbolique de l’expression du rejet de la barbarie. On a vu des gestes réaffirmant l’unité nationale, avec des français musulmans. Dans l’émotion, il y a eu bien des paroles d’attachement à la France. Ce fait inhabituel : la place de la République, grand sanctuaire républicain, était-ce seulement une flambée émotionnelle ?
Dans ce même moment intense était publié un appel intitulé : « Nous sommes unis » (dans Libération le 15 novembre). Cette initiative de l’ancien président de l’association Coexister, Samuel Grzybowski exprimait une ferme condamnation de la barbarie et appelait à ne pas tomber dans le piège tendu par le terrorisme, la division. Parmi les signataires, l’ampleur et la diversité des personnalités musulmanes est remarquable. Deux enquêteurs du journal Le Monde sont allés questionner les signataires : ils expriment d’une part leur désir d’union contre le terrorisme, et soulignent la crainte que le projet sur la déchéance de nationalité soit nuisible à cette union. A côté des musulmans, il y a plusieurs dizaines de personnalités : « Leurs noms côtoyaient ceux
d’une telle variété de responsables religieux, associatifs, humanitaires, syndicaux et politiques que ce texte était apparu comme un fait politique. (Enquête du Monde 1er février 2016 par Cécile Chambaud et Julia Pascual) »
Parmi ces noms, on relève celui de Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité… Cette signature aura valu à son auteur une rude interpellation du Premier Ministre (18 janvier 2016) : « L’Observatoire de la laïcité – placé d’ailleurs sous ma responsabilité – ça ne peut pas être quelque chose qui dénature cette laïcité. » Manuel Valls reprochait en fait à Jean-Louis Bianco sa signature de l’appel « Nous sommes unis », en voisinage « avec des organisations que je considère comme participant du climat que l’on a évoqué tout à l’heure. » Ces associations ne sont pas identifiées autrement que comme responsables d’un « climat nauséabond. »
Dans la même période, le Conseil français du culte musulman eut l’heureuse initiative d’une journée « mosquées ouvertes »…
Beaucoup de signes, beaucoup d’initiatives sont porteuses d’une pratique réelle de la République unissant les citoyens. On pourrait dire : le combat n’en est qu’à ses débuts. Son évolution dépend des actes, des paroles qui marquent l’événement au jour le jour.
Ainsi devrait-on avoir une grande attention à la question de la peur. Les terroristes voulaient imposer un climat de peur : faire peur à toute la population. Vient ici l’interrogation : la peur de qui, vis à vis de quoi ?
Pour faire dépérir la peur d’un retour du drame, le plus important n’est-il pas de continuer à vivre comme avant, avec les fêtes, les rassemblements, les débats ?
Car tout ce qui fait émerger un changement dans les modes de vie, l’état de droit, les libertés, répond à l’insécurité en ajoutant une autre insécurité. Emotionnellement, l’opinion publique veut de plus en plus de sécurité. Ne faut-il pas lui répondre autrement ? Trop de citoyens n’en viennent-ils pas à se demander : est-ce que ce long débat sur la « déchéance » a un effet possible sur l’insécurité ? Le recul programmé des garanties juridiques ne devrait-il pas susciter des mobilisations, des interpellations des élus ?
Un des dommages causés par le goût excessif de mesures dites « sécuritaires » n’est-il pas finalement d’activer une double peur : celle qui s’exprime vis à vis de français musulmans ? Celle des français musulmans eux-mêmes parfois en réaction à cette peur ? Ne devrait-on pas comprendre que la peur est l’ennemi de l’union, de la fraternité républicaine ?
D’autre part, nous devons être plus conscients du sens même des évènements qui nous bousculent. La barbarie a un double foyer : le premier, le plus visible au fond se trouve en France même, mais il est sous l’impulsion du projet global de l’Etat islamique… Attaque globale contre notre civilisation, dit-on, mais de quoi s’agit-il ?
Pour le foyer interne, Gilles Kepel évoque la troisième génération de l’islam en France, avec la montée en force du djihadisme salafiste. D’un côté, note t-il, il y a les musulmans qui « citoyens français s’engagent en politique, « mais à l’autre bout on trouve des salafiste qui vont développer des stratégies de rupture culturelle radicale avec la société française dont ils sont issus. Pour eux, la démocratie, la liberté, l’égalité hommes/femmes, la laïcité sont des notions « mécréantes.» (Gilles Kepel Entretien Le Monde 26 décembre 2015. Voir également Terreur dans l’hexagone, Gilles Kepel, Gallimard, 2015)
Comment lutter contre cette rupture ? Un sociologue, Amel Boubekeur, cible un phénomène trop négligé : il est urgent, écrit-il, « de prévenir en amont tout passage à la violence en comprenant ce qui amène un nombre croissant de nos concitoyens à se désaffilier politiquement de la communauté nationale à laquelle ils appartiennent. » Ce chercheur souligne que dans des entretiens avec des jeunes qui ont été attirés par le djihad, vient l’argument que « l’absence d’identification à une scène politique hexagonale qui les ignore est une motivation majeure de leur recherche d’une offre alternative. »
« Cette impossible identification d’une citoyenneté où l’islam pourrait jouer un rôle positif contribue dans les représentations des jeunes musulmans les plus désaffiliés politiquement à renforcer le sentiment que « l’on ne veut pas que les musulmans se mêlent de politique pour mieux les écraser », comme me le disait l’un d’eux. Leur subséquente renonciation au dialogue et à la confrontation d’idées dans le cadre républicain crée alors les conditions de récupération de leur politisation par des groupes radicaux. » (Amel Boubekeur : Contre la radicalisation, il est urgent de repolitiser la parole des musulmans ; Le Monde, 26 janvier 2016)
Je me dois de demander l’indulgence pour les réflexions qui précèdent. Je voulais appliquer un précepte d’Emmanuel Mounier : l’événement sera notre maître intérieur… Il s’agit de discerner dans des évènements historiques, des enjeux spirituels, des signes des temps.
La première chose est d’accueillir l’événement, d’accepter d’être bousculés dans nos manières de penser, et pour nous chrétiens, la mise en cause radicale de notre société, non pas du fait de quelques têtes brûlées, mais d’un défi à l’échelle mondiale, devrait nous éveiller.
Nous dénoncions l’excès individualiste dans cette civilisation : comment pouvons-nous aider à faire que le défi actuel soit l’occasion d’une évolution ? L’émotion collective réveille la République, la nation sujet d’une histoire mondiale dont la dramatique ne s’est pas arrêtée à la chute du mur de Berlin. Mais les citoyens que nous sommes, soulevés par l’émotion et pressentant l’importance « des choses communes », nous n’avons pas la culture politique, républicaine, patriotique qui nous permettrait de prolonger l’émotion en réflexion et en action.
Dans les pages qui suivent, je me suis mis modestement à l’école de penseurs qui, lucides sur les maladies de notre société, projettent en même temps des lumières pour l’action.

II

UN ETONNANT SIGNE DES TEMPS : LE RAYONNEMENT DU PAPE FRANÇOIS

C’est maintenant évident pour moi, l’événement que fut l’élection puis l’impulsion formidable donnée par ce pape à la présence de l’Église aux hommes de ce temps m’ont profondément touché. Que faire ? Le plus simple fut de lire et de méditer La Joie de l’Évangile. Ce texte était une lumière surprenante : car d’un côté, le pape semblait tout simplement être au plus près de l’humanité du Christ, dans le message évangélique ; d’un autre côté, j’acquis vite la certitude, d’un grand bouleversement dans les manières de parler, de penser et d’agir proposées par le pape à notre vieille Eglise. Depuis Jean XXIII et le concile, rien d’aussi fort n’avait eu lieu.

Je voulus comprendre un peu mieux ce style de parole et d’action caractéristique de François. Ce pape nous dit que rien du message ne doit être abandonné : « Il ne faut pas mutiler l’intégrité de l’Evangile. » (n°39)
Mais j’allais découvrir qu’il nous appelle à une autre manière d’être chrétien : « Quelqu’un qui nous parle, c’est très rare. Quelqu’un qui nous parle, c’est quelqu’un qui nous arrête et soudain change notre vie. Cet homme sur son balcon, ce tout blanc, par sa parole il déchire les écrans, les voiles, la toile. C’est inoubliable, une vraie parole. Elle seule peut changer le monde. L’Eglise, cette vieille dame sur sa fin, riche et puante de morale – voilà que par la gaieté de ce pape elle récupère une jeunesse, ressemble de plus en plus à une gitane deux fois « millénaire, prête à danser.»(Christian Bobin Ce pape qui n’a peur de rien Le Un n°75, 23 septembre 2015)
Le poète saisit comme peu l’ont fait l’espèce de révolution de la parole habitée qui anime le pape François. Cette autre manière d’être chrétien, c’est en fait un retour à l’Evangile, un christianisme du dialogue. L’intelligence du message, son expression, dépendent totalement de la situation du dialogue où des paroles sont adressées à quelqu’un, par quelqu’un. Le message se communique dans l’acte même de dialogue. Une parole de foi doit toujours être adressée à quelqu’un et implique une qualité de mise en relation.
Mais il y a une relation qui est essentielle : celle de Dieu à l’homme, celle de l’homme à Dieu. C’est la miséricorde qui est aussi révolution de la tendresse, fraternité quand elle soutient la relation entre des humains.
Dans cette relation qui est dialogue vont se produire des changements d’accents, des déplacements ; les formules abondent : « l’annonce de l’amour salvifique de Dieu est premier par rapport à l’obligation morale et religieuse… » On lui demande : « Approuvez-vous l’homosexualité ? » Il répond en recadrant la question dans la relation de Dieu avec une personne homosexuelle : « Quand Dieu regarde une personne homosexuelle, en approuve t-il l’existence avec affection ou la repousse t-il en la condamnant ? »
Le déplacement conduit toujours à mettre au premier plan le coeur du message chrétien. Car dit François, « si on met en premier des questions qui portent sur l’enseignement moral de l’Eglise… on ne parviendra pas à les relier au coeur du message. C’est le meilleur moyen de rendre à jamais inaccessible le coeur du message. De plus, ne pas partir du coeur de la foi, cela risque de désarticuler la parole de la foi… Tous les enseignements ne sont pas équivalents, il faut donc aller vers « un nouvel équilibre. »
Ce qui frappe, c’est le souci chez le pape de respecter le cheminement existentiel… Tout est centré sur la relation du dialogue et la relation avec Dieu… L’accent est mis sur la pratique, un refus de transformer la foi en une idéologie… Quant à l’insistance sur le coeur du message, le pari est que si la parole s’engage dans l’essentiel, l’intégrité du message sera sauvée.
Cette position du pape qui apparaît tellement neuve trouve ses fondements dans le concile Vatican II. « Il existe un ordre ou une hiérarchie des vérités de la foi catholique en raison de leurs rapports différents avec les fondements de la foi chrétienne. » Citation de Vatican II (dans La Joie de l’Evangile) n° 36.

Et Michel Dubost écrit, à propos de la théologie de François : « D’une certaine manière, elle marque un retour à un langage narratif et symbolique proche de celui employé dans les Evangiles. » Une analyse plus développée peut être lue dans Dieu est Dieu, quête de l’humanité commune (Claude Dagens, Guy Coq, Emmanuel Falque, éd du Cerf 2015 ; p 40 à 56).
Ces quelques notes sont bien rapides (Dans François, le printemps du christianisme ; dossier Témoignage chrétien.) , je voudrais les compléter en soulignant que Laudato Si confirme exactement ce que je souligne de sa méthode : la notion de relation, de relation ou analogie entre des relations, est présente partout dans le texte.
Ainsi, au début de la deuxième partie, (Evangile de la création) François met au fondement de l’existence humaine « trois relations fondamentales intimement liées : la relation avec Dieu, avec le prochain et avec la terre. Selon la Bible, les trois relations vitales ont été rompues non seulement à l’extérieur, mais à l’intérieur de nous. » Parce que l’homme se met en rupture avec Dieu en prétendant prendre sa place, la relation avec la nature devient également conflictuelle. De même, en brisant la relation avec son frère, Caïn abîme gravement son lien avec la création, avec la terre.
Les grandes formes de la relation sont liées, en interdépendance. En négligeant ma relation avec mon voisin, je « détruis ma relation intérieure à moi-même, avec les autres, avec Dieu, avec la terre. » Plus loin (ch 3) « Nous ne pouvons pas prétendre soigner notre relation avec la nature sans assainir toutes les relations fondamentales de l’être humain ». Dans le développement sur l’écologie intégrale, il est précisé que celle-ci suppose de prendre en compte toutes les interactions, les solidarités entre les éléments composant l’univers : « Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale, l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio environnementale. »
Ce sont quelques aperçus. Mais je voudrais souligner combien l’initiative de cette encyclique exprime parfaitement l’idée de signes des temps. Il est clair que la crise écologique et l’extrême urgence sur le climat sont une question de survie pour l’humanité. Le pape s’est inscrit dans cette urgence pour l’humanité entière. Le texte est précis, pertinent sur la crise écologique. Et c’est à partir de sa foi chrétienne elle-même que le pape éclaire les enjeux : la parole chrétienne ici vient éclairer l’enjeu… Elle apparaît ainsi dans sa capacité à faire avancer la conscience même que l’humanité peut prendre des immenses problèmes de sa survie. Je note à la fois la profondeur théologique insérée dans un étonnant travail philosophique et d’une analyse complète des enjeux écologiques. C’est à mon sens un modèle de méthode dans l’approche du dialogue des chrétiens avec l’humanité : tâche essentielle pour eux.

III
LA SOCIÉTÉ PROBLÉMATIQUE

Au travers des dérives, des évolutions impulsées par la civilisation de l’individu-roi, la question des fondements de l’unité du corps social est devenue centrale. Divers auteurs contemporains se montrent attentifs à questionner la possibilité même d’une société où l’existence de ce qui constitue l’espace commun est problématique. Sommes-nous si peu assurés, comme le pense Pierre Manent, de partager encore « des choses communes » ?
Cela dépasse et éclaire notre souci des valeurs communes. Réfléchir sur celles-ci implique de remonter jusqu’aux fondements mêmes du social. La tentation d’une réponse courte existe, une réponse qui mettrait en avant les ressources du principe démocratique. On a balancé la référence possible à une nature de l’homme pour fonder la civilisation, mais la liberté des droits de l’homme fermée sur l’individu, le principe démocratique ne fonctionnent-ils pas dans la pensée commune comme des réalités naturelles ?
De livre en livre, Marcel Gauchet, analysant l’histoire de la démocratie, met en évidence l’appauvrissement de l’idée démocratique et de sa mise en pratique. C’est avec ce penseur que je propose un premier compagnonnage. Il apparaît clairement que c’est la culture engendrée par la démocratie elle-même qui fait problème. Or, la donnée incontournable est le caractère multiculturel de notre société. Un essai, significativement intitulé : L’Insécurité culturelle, avec un sous-titre révélateur : Sortir du malaise identitaire français, aborde de manière directe cette crise culturelle travaillée par l’éclatement des identités collectives. Laurent Bouvet L’Insécurité culturelle (Sortir du malaise identitaire français) Fayard 2015
Pour ouvrir de nouvelles perspectives, plusieurs auteurs reviennent sur le sens et le devenir de l’Etat nation en Europe (Pierre Manent, Situation de la France Paul Thibaud, revue Etudes, mars 2015). Là aussi, un cheminement avec eux s’impose. Je ne pourrai que l’esquisser.

1) La démocratie, victime de sa culture ?
La question n’est pas nouvelle. A la fin de De la démocratie en Amérique, Tocqueville examine « quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre. » Le péril, montre l’auteur, vient du type d’hommes formés par la démocratie elle-même : « je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux… » ; « chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres. » Seul lien qui subsiste, la famille mais « on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie ». Il est clair qu’il s’agit des effets de la culture démocratique, avec notamment l’individualisme qui la sous-tend.
Dans un essai bref mais décisif, Marcel Gauchet reprend la même question : comment l’homme démocratique est-il responsable de la crise démocratique ?(La démocratie d’une crise à l’autre. Ed. Cécile Defaut, 2007) Chez lui, c’est évidemment à travers l’histoire de la sortie de la religion que se comprend le devenir de la démocratie : « La démocratie des modernes ne se comprend en dernier ressort que comme l’expression de la sortie de la religion, c’est à dire du passage d’une structuration hétéronome de l’établissement humain à une organisation autonome. »(p 13)
L’autonomie est « un mode de déploiement de l’être ensemble. » La concrétisation de l’autonomie s’est développée en même temps que la sortie de la religion, en suivant trois vecteurs :
– Le politique, avec la formation de l’Etat libéré de sa fonction intermédiaire entre ici-bas et au delà .
– Le droit entendu comme droit égal des individus ; c’est « le contrat passé entre eux sur la base de leur égalité d’origine. »
– L’histoire qui n’est plus fondée sur « l’obéissance inconditionnelle au passé fondateur. »

L’histoire de la modernité peut se schématiser comme histoire « du déploiement successif de ces trois vecteurs et de leur relations. Nous ne suivons pas le détail de cette histoire sur le XXe siècle, mais seulement sur le dernier quart du siècle.
Dans cette période s’impose un déséquilibre remarquable. Certes l’Etat, lieu du politique, et l’histoire continuent évidemment à exister. Mais si l’Etat est plus structurant que jamais, notamment au plan économique, la perte de sa fonction transcendante, de sa fonction visible laissent un vide.
De même, l’amplification de l’action historique est remarquable ; et l’action collective est tournée vers le futur. Mais le futur n’est pas représentable et il y a un voile sur le passé. On est enfermé dans le présent perpétuel. L’articulation passé – présent – avenir est cassée.
A l’opposé des deux autres vecteurs, celui du Droit est devenu l’instance maîtresse. L’accent est mis sur les droits individuels autant que sur l’initiative de la société.
Le fait majeur est l’accentuation du processus d’individuation. La société de masse et de classe est « subvertie de l’intérieur par rapport à ses appartenances. »
Cet individu de droit et des droits de l’homme (« démocratie des droits de l’homme ») n’est devenu possible que grâce à la protection des individus à l’étape antérieure. L’auteur note qu’en un sens, la démocratie revient ainsi à son fondement : la liberté naturelle de l’homme, mais pour la réaliser (p 37).
Du coup, l’état de droit se confond avec la démocratie « assimilée à la sauvegarde des libertés individuelles. » Le sens du mot démocratie a changé : « Il désignait la puissance collective, la capacité d’auto gouvernement. Il ne renvoie plus qu’aux libertés individuelles. » (p 39) De la souveraineté du peuple on est passé à la souveraineté de l’individu et cela peut aller jusqu’à la mise en échec de la puissance collective. Bref, le constat est donc : « La promotion du droit démocratique entraîne l’incapacité politique de la démocratie. » « Mieux elle règne, moins elle gouverne. »
On est devant une contradiction que Marcel Gauchet examine à deux niveaux, comme « autorestriction » du domaine politique d’une part, et comme remise en question des bases d’existence de la démocratie d’autre part.
Pour percevoir l’ « autorestriction » il faut revenir à ce qui se passait dans la démocratie libérale. Celle-ci « repose sur les droits fondamentaux des personnes et les libertés publiques qui les prolongent. » Mais en même temps, la démocratie est exercice de la puissance collective. « C’est à dire conversion des libertés individuelles en auto gouvernement de l’ensemble. » En fait, cette conversion accomplit les libertés individuelles. Car ainsi elles accèdent « non seulement à la dignité de parties d’un tout mais aussi à la responsabilité d’un destin commun. »
Or, à l’opposé, dans la démocratie des droits de l’homme, le pouvoir de tous tend à s’effacer devant la liberté de chacun. Il n’est plus reconnu comme « une extension nécessaire de la liberté de soi » (sauf quand on lui demande une protection). Le gouvernement, la responsabilité du destin commun, de le maîtriser, est « récusée par son extériorité autoritaire ». La loi, son commandement, sont vus comme ennemis de l’irréductibilité des droits. « Tout se passe comme s’il fallait moins de pouvoir social afin d’obtenir le maximum de liberté individuelle ».
Les effets de ce changement sur le fonctionnement démocratique sont considérables. Le « nouvel idéal opérationnel de la démocratie » se fixe sur la réalisation « d’une coexistence procédurale des droits (p 42). » Mais si seuls comptent les droits de chacun, cela conduit au refus du pouvoir de tous, ce que l’auteur nomme la société politique de marché ». Certes, ce n’est pas un marché « mais une société dont le fonctionnement politique lui-même emprunte à l’économie le modèle général de marché ». Cette société politique : « sa forme d’ensemble se présente comme la résultante des initiatives et des revendications des différents acteurs au terme d’un processus d’agrégation autorégulée ».
Le rôle du gouvernement se réduit à « préserver la règle du jeu », à arbitrer, selon l’ambition d’une politique sans pouvoir. On fait ainsi un deuil considérable : l’abandon de la possibilité pour le pouvoir « de façonner dans le temps la communauté humaine par réflexion et par volonté. »
L’issue du processus est le pouvoir d’une oligarchie avec la tendance à des convergences internationales, sans délibération publique. Du coup se répand un sentiment de dépossession, un fossé entre les élites et le peuple qui est renforcé par le populisme (p 45).
Parallèlement à cette considérable restriction du champ politique, se développe une remise en question des bases d’existence de la démocratie. Le premier aspect de la contradiction de la démocratie se résume en une auto destruction douce : le principe démocratique est intact mais inefficient.
Le second aspect tient au fait que l’insistance de la démocratie pour l’universalité des principes dont elle se réclame la conduit à se détourner de son cadre d’origine, l’Etat nation. Car elle ne veut ni territoire ni passé, dans la mesure où cela la relierait à une particularité.
Du coup, la démocratie des droits de l’homme refuse d’assumer les conditions qui lui ont permis de naître. Elle se présente ainsi comme une évidence naturelle, il est impossible qu’elle ait eu une naissance, et pourtant elle vit sur une généalogie, un passé qui l’explique et révèle ses conditions de possibilité. Mais elle ne veut rien en savoir, le passé est barbare. Elle ne veut rien savoir de sa généalogie, voilà pourquoi aussi elle refuse de la transmettre.
Il y a un problème analogue à propos de l’Etat. Il est le lieu d’origine de la démocratie. Or c’est bien dans l’Etat démocratique que la communauté des citoyens put s’approprier la puissance publique. Le nouvel idéal consiste à neutraliser la puissance publique pour préserver la souveraineté de l’individu. La fonction de l’Etat comme opérateur du gouvernement en commun n’est plus comprise ; c’est la cause de l’impuissance publique.
Il s’agit bien d’une crise des fondations dans lesquelles pourtant la démocratie trouva ses conditions pratiques d’exercice.
« Aussi la présente crise de la démocratie mérite t-elle le nom de crise des fondations de la démocratie. Une crise des fondations dont le ressort n’est autre que la mise en avant des fondements en droit de la démocratie. Fondements juridiques contre fondation historique et politique : tel est la lutte intestine singulière qui rend problématique de nouveau le régime de la liberté, en rendant potentiellement l’autonomie impossible à gouverner. » (p. 48-49)
La force de la démarche de Marcel Gauchet tient à la manière dont il met en rapport la crise de la démocratie avec l’évolution culturelle qu’elle a elle-même nourrie. C’est la culture engendrée par la société des individus qui en vient à menacer la survie de la démocratie.
Evoquons brièvement quelques aspects de cette culture.
– La crise du rapport à l’histoire est une crise de la temporalité : l’intérêt pour le passé n’est plus une question vitale pour le présent. Or souligne Marcel Gauchet, on devrait comprendre, en examinant les conditions historiques de la naissance de la démocratie, que celles-ci sont aussi des conditions de possibilité de la démocratie : celle-ci a besoin de s’inscrire dans un territoire, une communauté historique fixée dans un territoire. Sans cela, la démocratie se limite aux droits individuels, elle n’assure plus une liberté commune, liée à la communauté des citoyens.
En arrière-plan se trouve une désarticulation de la temporalité. Le présent tire tout son sens de lui-même, il ne se construit plus, tant sur le plan individuel que collectif, dans une relation avec le passé qui inscrit le collectif dans la durée, et rend possible un sens à l’histoire.
– L’effacement de l’Etat pourrait être relié à la réduction de la liberté à l’horizon des individus et, pour ceux-ci, l’idée que l’action en commun pourrait être un aspect essentiel de l’exercice de la liberté ne fait plus sens. En même temps, s’efface le sens de la souveraineté du peuple, pour l’expression de laquelle l’Etat serait un organe essentiel.
– Enfin, un autre aspect de cette culture tient à l’anthropologie qui lui est sous-jacente. La quête de l’autonomie – dont Marcel Gauchet est un analyste remarquable – conduit à une humanité pour laquelle la relation avec l’autre serait secondaire. Gauchet souligne le privilège donné dans cette culture démocratique à la liberté naturelle, conçue comme celle de l’individu seul. Or autrui est certes une limite pour la liberté, mais il faut compléter l’idée : autrui ne se définit pas uniquement comme limite, sinon on perd de vue toute la richesse des relations de la personne pour sa propre construction. Spontanément notre culture enseigne que le social, autrui, ne sont pour la liberté individuelle que des obstacles, des limites pénibles. Mais un individu ainsi formé a t-il acquis les bases mêmes de l’engagement citoyen ?

2) Le défi multiculturaliste
Le défi culturel est une autre approche nécessaire si l’on veut analyser la crise du monde commun, l’interrogation sur ce qui peut fonder l’unité de la société. C’est la voie empruntée par Laurent Bouvet.
Cet auteur prend en compte un fait nouveau : une évolution qui aboutit à une société multiculturelle, une société où l’on observe des différences culturelles. Mais il souligne qu’à un certain moment, qu’il situe dans les années 70, les différences culturelles ont été exaltées et sont devenues supports d’identités culturelles, s’affirment de manière forte (origines ethnoraciales, genre, préférences sexuelles, religion, appartenance régionale). Ces identités culturelles minoritaires ont réussi à supplanter les identités sociales antérieures définies par la diversité des intérêts et des rapports de forces économiques et sociaux.
Très rapidement les différences culturelles sont devenues des supports d’identités, d’autant plus que les groupes sociaux concernés étaient ignorés ou marginalisés auparavant. La nouveauté est dans l’attitude fondamentale de ces minorités culturelles identitaires, « elles combattent davantage au nom de la reconnaissance de leur spécificité identitaire et de leur différence que de leur inclusion dans la société telle qu’elle est » (p 51) Sont aussi apparus de nouveaux acteurs à côté des partis politiques. Les acteurs traditionnels des luttes sociales prenaient en charge une vision globale de la société. Le primat est ici donné « à la manière d’affirmer une identité individuelle ou collective de nature culturelle » (p 53). Le problème social demeure, mais s’y ajoute un enjeu culturel qui le surplombe.
Les luttes pour la défense et l’affirmation des identités culturelles produisent des phénomènes d’insécurité culturelle qui touchent certes intensément ceux qu’on note faute de mieux « français de souche », dans leur mode de vie, dans l’identité nationale. Mais l’insécurité culturelle existe aussi chez les musulmans, chez « nombre de croyants, musulmans comme catholiques, face à l’évolution des moeurs et des valeurs familiales
quand il ne s’agit pas directement de craintes pour la pratique religieuse face à la laïcité » (p 11).
Que faut-il entendre par insécurité culturelle ? Certes il y a d’autres formes d’insécurité, celle qui n’a pas d’adjectifs, celle qui découle de la crise économique et sociale par exemple. L’insécurité culturelle s’ajoute aux autres, parfois même les supplante. Elle se traduit par « un doute profond et insidieux sur ce que nous sommes, sur « qui » nous sommes collectivement, dans un monde devenu très largement illisible en plus d’être anxiogène » (p 7).
Cette notion est nécessaire car justement, les problèmes économiques et sociaux ne suffisent pas à expliquer les comportements politiques, les idées, les discours, et notamment la montée des populismes. (p 7).
« L’insécurité culturelle est donc l’expression d’une inquiétude, d’une crainte, voire d’une peur vis-à-vis de ce que l’on vit, perçoit et ressent ici et maintenant, « chez soi, » des bouleversements de l’ordre du monde, des changements dans la société, de ce qui peut nous être à la fois proche ou lointain, familier ou étranger. C’est dans l’espace des représentations individuelles ou collectives que s’observe d’abord cette insécurité. Vivre, voir, percevoir ou ressentir le monde ou le voisinage comme une gêne, une menace, en raison de « sa culture », de différences apparentes ou supposées, qu’il s’agisse par exemple de ses origines ethnoraciales ou de sa religion, voilà ce qui provoque l’insécurité culturelle. »
Sur la base de cette mise en évidence de l’existence de l’insécurité culturelle dans la société multiculturelle, Laurent Bouvet analyse le traitement très différent des insécurités culturelles par les politiques selon qu’il s’agit des minorités culturelles ou des milieux populaires autochtones.
S’agissant des « minorités culturelles, le prisme d’analyse dominant consiste à les étudier selon des schémas intégrant la dimension culturelle. Prendre en compte leur insécurité culturelle apparaît légitime, de même que prendre en compte leurs problèmes d’identité : parler culture et identité ne serait a priori légitime et admis que pour dire les difficultés des minorités issues de la matrice multiculturelle et pour mieux leur permettre d’exprimer leurs revendications et leurs droits vis-à-vis de la « majorité ». (p 71)
Ainsi, à l’opposé des minorités, pour certaines couches de la population, les problèmes ne pourraient avoir comme origine que la situation sociale et économique. Il est exclu qu’elles puissent ressentir une insécurité culturelle, leur insécurité ne peut être que sociale et économique, ce qu’elle est également.
Il serait incongru de prendre en compte des insécurités culturelles s’agissant de ces populations populaires, « dès lors qu’elles revendiquent une « identité » particulière ou qu’on prétend les étudier sous cet angle » (p 71) On refuse d’admettre qu’une partie de cette « population autochtone (…) puisse éprouver une quelconque préoccupation identitaire pour ne pas dire une « peur » ou une insécurité autrement qu’à travers le racisme et la xénophobie. »
Ce traitement opposé de l’insécurité culturelle, qu’il s’agisse des minorités pour lesquelles l’insécurité est accueillie et prise en compte, ou de celle de ces « populations autochtones » pour lesquelles l’insécurité culturelle est niée, est à la source de la séduction du Front National. Le F.N. depuis le début, a su construire une instrumentalisation politique de l’insécurité culturelle des catégories populaires dites « de souche ». Il a su unir deux insécurités en additionnant « des craintes identitaires aux inquiétudes économiques et sociales nées de la mondialisation et de l’ouverture des frontières ».
Laurent Bouvet ne remet évidemment pas en cause le fait du caractère multiculturel de la société. Il conteste la manière dont les politiques transforment ce fait en une norme c’est-à-dire en obligation de centrer la politique sur la satisfaction des revendications des identités culturelles minoritaires.
A cet impératif, l’auteur objecte que : « le multiculturalisme n’est pas une politique ». Pourquoi ? La mise au premier plan de manière quasi exclusive des revendications identitaires culturelles efface le souci de ce qui est commun. L’accent principal n’est plus « sur ce qui est commun à l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire sur ce qui est proprement politique au sens de la délibération et du choix collectif » (p 63)
C’est la prise en compte de la société comme tout, comme espace commun, qui devient secondaire, voire absente. Or c’est précisément cette prise de responsabilité du commun qui est la responsabilité du politique. Du coup l’esprit public vole en éclats. A la rigueur, la société n’est plus que la « juxtaposition de minorités avec des identités culturelles. »
La politique est sous la domination du combat pour la reconnaissance identitaire de minorités ; pour dissimuler un abandon du point de vue global de la société et de la politique, cette orientation tente de se présenter comme la véritable lutte sociale et plus précisément comme le vrai combat pour l’égalité.
Mais c’est au prix d’un faux semblant, un déni du réel, qu’on fait passer le combat pour les identités culturelles pour une lutte sociale, pour l’égalité. Car dans cette falsification on est conduit à « présenter les inégalités comme la conséquence des préjugés qui traversent la société plutôt que du système social lui-même, ce qui empêche toute critique sociale. » (p 166) La volonté de faire passer le combat pour la reconnaissance identitaire pour la lutte sociale aboutit à un effacement de celle-ci… Une visée d’émancipation individuelle ou de minorité culturelle a remplacé l’objectif d’une émancipation collective à partir de rapports de forces sociaux. L’égalité n’est plus un objectif de transformation sociale mais une « valeur » pour identifier « de gauche » n’importe quelle réforme. Le sociétal occulte le social.
De même que disparait le politique « au sens de la délibération et du choix collectif », c’est le débat public qui subit une réduction identitaire : d’un côté, il y a les « « petits blancs » et autres français de souche mobilisés par la droite et « l’extrême droite identitaire » ; d’autre part, les « minorités visibles » et « personnes issues de la diversité mises en avant par la gauche et l’extrême gauche identitaire. » (p 168) Le débat se réduit à un affrontement pour la reconnaissance entre les deux bords. Deux visions séparatrices s’opposant :
« A l’idée que l’espace politique et social puisse être le résultat d’un projet commun et partagé… les identitaires des deux bords opposent leur vision séparatrice. »
La promotion de la diversité accentue le phénomène, notamment parce qu’elle met à l’écart la majorité, ces couches de la population qui ne se reconnaissent pas dans les identités minoritaires culturelles, sur lesquelles pèse l’interdit d’exprimer elles aussi des problèmes culturels. On l’a noté plus haut, le malaise et l’insécurité culturelle de ces populations les poussent à se rallier aux identitaires d’extrême droite. Du coup l’accent mis sur la diversité « conduit non seulement à un durcissement de la lutte identitaire au détriment de la lutte sociale, mais encore au risque de la promotion d’une réaction identitaire plus forte de la part d’une partie croissante de la population. » (p 175)
En résumé retenons que Laurent Bouvet met en évidence comment la reconnaissance du phénomène de l’insécurité culturelle éclaire des fractures dangereuses de l’espace social. Le malaise identitaire français n’a trouvé qu’une issue pour s’exprimer, le ralliement à un parti qui prend en charge le malaise identitaire dans un projet xénophobe, de retour en deçà de la réalité multiculturelle de la société démocratique.

L’auteur esquisse une autre voie. Il montre que l’éclatement identitaire peut être surmonté en conviant les identités ennemies à se dépasser dans la redécouverte du commun :
« Sans principe d’unification, social, national ou même simplement démocratique, ces identités culturelles démultipliées et exacerbées deviennent vite conflictuelles. » (p 156) Le « commun », note-t-il, est « l’autre nom de la république » (p 175) La perspective est, notamment par l’éducation, de construire du commun, comme plus important que « ce qui nous est propre. » Il préconise, au lieu d’insister toujours sur les ratés, de souligner « une intégration qui fonctionne et qui a permis, génération après génération, à des milliers d’étrangers de devenir la France, suivant la conception politique de l’appartenance qui est la nôtre. »(p 178)

3) Comprendre le rôle historique de la Nation.
Plusieurs auteurs contemporains soucieux d’affronter la crise du monde commun réexaminent la place, le sens, voire l’avenir de la nation. Les drames de 2015 ont également réactivé l’enjeu de la nation.
Quelle est l’histoire de la nation, de la chrétienté européenne jusqu’à son à son discrédit dans l’Europe actuelle ? C’est la question que travaille Paul Thibaud dans un article importan(Dans la revue Etudes, mars 2015). Cet auteur souligne que dans un décalage par rapport à la chrétienté, il y a eu à travers l’histoire, un mouvement décisif de « localisation du politique » à travers l’émergence de « particularités territoriales. » Il s’agit d’une inscription territoriale du politique menant à la constitution d’Etats s’appuyant « sur des volontés collectives plus ou moins explicites, sur le désir de donner sens à une existence commune ». L’Etat n’a plus ce sens d’une existence commune produisant une « invention européenne », la nation. Cette manière de se représenter un sens de l’existence commune à travers l’inscription territoriale du politique installe le politique à l’écart du religieux. »
Cette dualité est un trait propre à l’Europe qui, de ce fait, présente « la concurrence de deux manières de se représenter le sens global de l’existence commune : selon la règle révélée ou selon l’existence de groupes géographiquement identifiés ». Paul Thibaud relit, à travers la dialectique qui s’établit ainsi, les aventures des relations entre politique et religion, pour le meilleur et pour le pire. (p 46)
L’affirmation de la Nation apparaît ainsi comme la condition d’existence pour la laïcité. Du coup « la laïcité n’a pas d’autre fondement que l’affirmation de soi de la nation politique, dont la France a été le prototype » (p 46)
Un autre auteur mène parallèlement une analyse qui a bien des points communs avec celle de Paul Thibaud, il s’agit de Pierre Manent, dans un livre qui suscite le débat (Dans Situation de la France, DDB, 2015).
Pour Pierre Manent, c’est l’apparition de la nation qui rend possible la neutralité de l’Etat à l’égard des religions et de la liberté religieuse. La nation satisfait un besoin fondamental de l’humain, car celui-ci a besoin d’une communauté particulière qui satisfasse son désir d’appartenance, de reconnaissance, de solidarité. La nation, la France, va remplacer « la France toute catholique (…) pour que l’Etat laïque devînt possible. » (p 77) C’est un lieu d’appartenance différent de la religion, de la communauté religieuse. « L’Etat ne pouvait devenir neutre que si au préalable, la nation française était devenue pour la majorité des citoyens « la communauté par excellence » succédant ainsi à l’Eglise. » (p 77)
La neutralité de l’Etat ne devient possible que dans ce dédoublement de l’appartenance communautaire arrimant l’Etat à la Nation, communauté forte. La communauté religieuse, dans l’Etat nation, n’a pas à s’occuper de la sphère du politique qui appartient à la nation, communauté des citoyens.
A partir du moment où la nation s’effondre, que se passe-t-il ?
La neutralité de l’Etat laïque reposait sur une transcendance liée à la nation, une communauté, l’appartenance. La Nation tenait à l’écart du politique les communautés religieuses… avec l’effacement de la communauté nationale, des citoyens, ces communautés risquent de vouloir conquérir la fonction politique au service de leur rayonnement. « Le sens se réfugie dans les définitions du passé, dans les régions et les religions. En dépouillant la nation de sa légitimité, le mouvement démocratique ramène au jour les communautés d’avant la démocratie ». Elles deviennent la référence essentielle d’appartenance, les communautés jusque là subordonnées à la nation s’en détachent et aspirent à se suffire à elles-mêmes. » (p 78) L’Etat laïque ne peut survivre longtemps à l’Etat nation. Car il n’existe que si les communautés religieuses sont surplombées par une communauté forte, la nation. Elles subsistent en celle-ci, mais sans prétendre assumer la fonction politique qui revient à la communauté des citoyens. La voie est libre pour la confusion politico-religieuse. Du moins est-ce l’interpellation de Pierre Manent.
Nos deux auteurs se rencontrent dans l’insistance sur le rôle historique essentiel de l’Etat nation, sur la distance créée entre religion et politique et sur le fait que la laïcité est une conséquence positive de la nation. Ils se retrouvent aussi dans le diagnostic : l’effacement de la nation rend problématique la possibilité de la communauté politique des citoyens dont l’effacement ouvre la voie à des régressions communautaristes, tribales, à une résurgence des religions sur le terrain politique.
Mais quant aux moyens de sortir de l’impasse actuelle, leurs divergences sont significatives et éclairantes.
On a souligné très justement que le livre de Pierre Manent est plus une analyse de l’affaiblissement de la société, de sa possibilité de faire corps, qu’une analyse détaillée des moyens d’accueillir une religion nouvelle, l’islam, dans la société des individus. En d’autres termes, les questions que pose l’intégration de l’islam dans notre société sont révélatrices de l’état désastreux de cette société.
Concernant l’islam, P. Manent demande qu’on reconnaisse une place en tant que « fait social déterminé par des moeurs. » (p 119)

IV
REFONDER LE « COMMUN »

La situation historique dans laquelle nous sommes a en quelque sorte dramatisé les interrogations sur le « nous », sur les « choses communes », le monde commun, dans la société des individus. Le sérieux de la question a ressurgi sur le plan d’une immense émotion collective, au cours de l’année 2015. La popularité de la demande de déchéance de nationalité est la traduction de cette émotion collective, émotion aveugle aux effets désastreux de la recherche de sécurité là où elle blesse la liberté et l’état de droit.
J’ai proposé un trajet dans l’histoire et la signification de la fraternité. C’était l’occasion de dépasser le discours purement référentiel sur « les » valeurs de la république. Mais ce trajet débouche on le verra sur la question : quel est le « nous » que porte la fraternité.

A Trajet de la fraternité
C’est un aspect positif de notre époque : il y a un retour de la référence à la fraternité. Du coup, une réflexion sur l’histoire de la fraternité, de la manière dont elle a pris dès 1789 une place éminente, peut être éclairante, car elle est susceptible de mettre en évidence les enjeux politiques, existentiels, voire spirituels de la fraternité.
Une relecture, voire une lecture des études de Mona Ozouf sur la fraternité révolutionnaire s’imposerait : est-ce une valeur, est-ce un sentiment ? Comment a-t-elle nourri le meilleur et le pire dans la Révolution ?
Mona Ozouf met en oeuvre trois grandes figures de la fraternité.
La première est celle qui apparaît lors du Serment du jeu de paume (20 juin 1789). On se souvient que le 17 juin, les députés du Tiers Etat déclarent assumer la souveraineté nationale et le pouvoir constituant. Ils fixent pour le 20 une réunion salle du Jeu de paume. Ils y prêteront le serment de se réunir jusqu’à ce qu’ils aient donné une constitution à la France. Le serment soude le rassemblement qui se « soustrait à l’image du Roi-père » ; c’est le passage de la verticalité à l’horizontalité de la fraternité. » Après le serment surtout ce fut un spectacle touchant de voir les soldats républicains se précipiter dans les bras l’un de l’autre en se promettant liberté, égalité, fraternité. » (Camille Desmoulins cité par Mona Ozouf, L’Homme régénéré (Essai sur la Révolution française) Gallimard, 1989.). L’auteur note que cette fraternité « est une conquête et non un état », elle est formée dans la désobéissance. Elle n’a pas de sens en elle-même, séparée. » Ils jurent de rester réunis jusqu’à ce que la constitution enfin votée leur permette de se séparer : fraternité suspendue à un but, définie et cimentée par la cause commune. » D’emblée, la fraternité est reliée à la liberté (p 163) et à l’égalité : « la liberté, l’égalité et la fraternité paraissent gagés à la fois dans la figure invisible et transcendante de la nation : celle-ci est une association volontaire d’hommes libres et égaux à laquelle un acte fraternel donne l’existence politique. »
La deuxième figure de la fraternité présentée par Mona Ozouf, apparaît pleinement lors de la Fête de la Fédération (14 juillet 1790). En elle la fraternité civique est quasi confondue avec la fraternité chrétienne comme en témoignent les discours de l’église patriote, les sermons, « le flot des brochures destinées à argumenter l’accord de la constitution et de la religion. » Mona Ozouf note que la fraternité civile évoque un désir de retrouver l’Eglise primitive, l’égalité et la fraternité évangélique. Elle marque cet accord de la deuxième figure avec la première, lors de la préparation de la fête de la Fédération : scènes de fraternisation sur l’ensemble du pays, de village en village, avec le point culminant de la fête parisienne. La Fayette appelle à « rester unis à tous les français par les liens indissolubles de la fraternité. » Mona Ozouf évoque une fraternité « ouverte et euphorique » qui déborde « toute crispation défensive », « loin de s’affirmer comme la contestation de la logique abstraite et droits, la fraternité semble promettre leur extension et leur réalisation. »
La troisième figure est souvent celle qu’on retient de la Révolution. Il s’agit de la fraternité marquant la dictature montagnarde et qui débouche sur la Terreur. Pour Robespierre l’essentiel est d’identifier puis d’expulser les ennemis de la fraternité. Rappelons le mouvement des fraternisations du printemps 1793. Tout commence par un serment de fraternité et ensuite, on purge, on traque les traîtres, et même le traître en chacun. Chacun se lie au groupe souverain, lui donne le droit de châtier. C’est une conception quasi fusionnelle de la fraternité. Le moi donne tout pouvoir au groupe. Celui-ci recherche une fraternité pure, originelle. C’est une vérité absolue, affirmée au mépris de la liberté et de l’égalité qui préserveraient l’individu. Pour montrer qu’on veut préserver cette fraternité, on a l’obligation de trouver des ennemis à la fraternité pour les éliminer.
Il y a certainement de bonnes leçons à tirer de l’aventure historique de la fraternité.
La première leçon porte évidemment sur l’interdépendance nécessaire entre liberté, égalité, fraternité. L’exemple de la Terreur est assez probant. On sait qu’après la révolution il y eut une éclipse de la fraternité et que celle-ci fait retour à la fin de la Monarchie de juillet. Le point culminant est la Révolution de 1848 qui marque la vraie naissance de la devise républicaine (la devise ne sera inscrite sur les monuments publics qu’à partir de 1880). En 1848, l’idée républicaine réactive le souci de marquer la dimension du lien social dans la devise républicaine, notamment à cause de la montée de la question sociale. C’est l’aboutissement d’une réflexion où interviennent diverses recherches philosophiques. Elles ont comme point commun l’attention aux principes de 1789, avec un constat : liberté et égalité ne suffisent pas. Le contrat est insuffisant pour fonder les obligations de l’homme à l’égard d’autrui. Le but est de fonder l’héritage de 1789 dans « une transcendance d’ordre éthique. » Ce sera la fraternité, du moins au regard de diverses philosophies également opposées à l’individualisme : « elles – ces philosophies – répugnent à admettre que les obligations de l’homme à l’égard d’autrui dérivent du contrat ». Elles cherchent à enraciner la Révolution française dans un principe plus haut que le contrat, dans une transcendance d’ordre éthique. La fraternité va leur fournir ce principe : elle est d’emblée une protestation contre une humanité divisée, soit en classes, soit en races, un puissant désaveu de l’individualisme. » (Mona Ozouf dans F. Furet M. Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française. Tome i, Idées .Champs- Flammarion, p.208.)
Cette mise en avant de la fraternité se trouve aussi chez Louis Blanc, pour qui sans fraternité, ni liberté, ni égalité ne peuvent s’accomplir. Mais le complément nécessaire est donné par Michelet : sans liberté et égalité il n’y a pas d’authentique fraternité. Un autre auteur, très important, Pierre Leroux écrit dès 1845 : « Nous sommes socialistes si l’on veut entendre par socialisme une doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : liberté, fraternité et égalité mais qui les conciliera tous. » (Cité par B. Viard, A la source du socialisme français, (anthologie de Pierre Leroux) DDB 1997). Et il ajoute plus loin : « Je mets la fraternité au centre car c’est un pont entre liberté et égalité. » Par l’idéal de vivre ensemble qu’elle porte, la fraternité permet d’éviter les dérives possibles de la liberté et de l’égalité. Pierre Leroux montre clairement l’enjeu de la fraternité : « Il faut que les hommes éprouvent en leur for intérieur un vouloir vivre ensemble. La politique ne saurait faire l’économie du sentiment » (op. cit. p 37). Avec quelques autres auteurs, Pierre Leroux voit dans la fraternité une attention à autrui dans la relation, ce qui représente « une dimension morale absente du couple liberté/égalité. » En fait au moment même (1848) où revient la fraternité, apparaît l’affirmation de certains droits : assistance, travail, santé.
Une deuxième leçon de l’histoire politique de la fraternité porte sur le lien fort entre la fraternité et la construction du commun. C’est évident dès la fraternité du Jeu de paume, qui est tournée vers l’établissement d’une constitution, vers le principe du droit, vers l’Etat démocratique. En arrière-plan, s’exprime le lien à la nation avec aussi la forme républicaine des institutions. Cette fraternité porte en elle l’affirmation d’un « nous », d’un espace commun. Par elle se construit la République. Elle n’est pas une vertu privée, elle prend sens dans le « nous » qu’elle construit.
Enfin, apparaît dans la fraternité une forme de dépassement d’ordre spirituel. Cette troisième leçon est parfois oubliée, peut-être parce que dans le passé elle reconnaissait un lien avec le christianisme. Cet aspect de la fraternité comme enjeu spirituel du politique est analysé par Catherine Chalier (Catherine Chalier, La fraternité un espoir en clair-obscur. Buchet Chastel, 2003). Elle montre comment, à propos de la fraternité il faut à la fois parler de nécessité et d’irréductibilité. Sans elle risque de s’évanouir le sens de l’humanité, le devoir d’humanité. Catherine Chalier cite Tolstoï (p 92). « Dès qu’on ne met pas au premier plan « le sentiment d’humanité » il n’y a pas de crime qu’on ne puisse accomplir en s’estimant irréprochable ». Au fondement de la justice, il y a « la responsabilité pour autrui » qui vise à « restituer le prochain à la fraternité humaine » (Levinas). Cette perspective philosophique me semble pouvoir fonder la fraternité républicaine en montrant à quelles interrogations on ne peut échapper… si l’on se compromet avec la fraternité.
Catherine Chalier formule une première interrogation : la fraternité est-ce une fraternité limitée aux semblables (excluant du même coup le dissemblable ?). Si oui, on voit surgir le risque d’une fraternité captée par « le souci de veiller sur les identités ». Comment échapper à cette dérive ? En affirmant une fraternité fondée « sur un appel à une alliance entre des personnes toujours uniques et insubstituables. » (p 131)
Une autre interrogation interpelle la liberté-autonomie car quelque chose précède toujours l’autonomie : l’impératif que m’adresse la souffrance humaine (p 93). Il y a là une forme de transcendance. Et c’est pourquoi la fraternité a un sens plus fort que la solidarité. Le lien de fraternité implique en effet : « un réseau d’obligations qui incombent aux personnes sans relever d’un choix autonome de leur part et sans idée de réciprocité assumée ».
Dans la fraternité il y a un appel qui me requiert sans libre décision, qui dépasse liberté et égalité. Il s’agit d’une ouverture au souci de la vie fragile, c’est une responsabilité pour autrui qui sauve liberté et égalité des malheurs auxquels, limitées à elles-mêmes, elles sont exposées. On voit en définitive que c’est la révélation de leur essentielle fragilité qui ouvre les humains à la fraternité. La fraternité avec l’autre est accès par son unicité à l’humanité « lien antérieur à toute liaison choisie. »
Ce lien qui est donc antérieur au politique « s’associe au politique pour mieux le mettre en demeure de se renouveler, de chercher encore la justice et la vie pour chaque créature » (p 151). Ces réflexions conduisent à la reconnaissance nécessaire d’une tension assumée dans la fraternité entre la construction du « nous » et l’accueil sans réserve de l’humanité.

B. Recomposer le sens du « commun » ?
On l’a vu plus haut : la « société multiculturelle » a commis l’erreur, depuis la fin du XXème siècle, de faire l’impasse sur l’unité du social, à partir de laquelle le caractère multiculturel était accueil du différent dans une même société, et non une étape vers une fragmentation de la société porteuse de guerre civile.
La question simple, sans réponse valide, est donc : qu’est-ce qui fonde l’unité du social ? Au temps où la lutte des classes était le nerf de l’action, il n’y avait aucun doute sur l’unité de la société. Est venu ensuite le temps de la société fragile.
Pour fonder l’unité, on évoque le système économique, l’interdépendance économique, mais on le sait, le système dépasse cette société, et de plus, là où la société explose, l’économie est sans capacité d’endiguer l’éclatement.
On a évoqué la démocratie comme système reconstruisant constamment la société comme un tout, mais le principe démocratique régit la sphère du politique ; là où le social perd sa cohésion, la démocratie s’écroule, elle suppose toujours une société cohérente…
Diverses recherches évoquées plus haut ont creusé l’idée de république, la résurgence de la nation. Et devant le défi global, d’ordre civilisationnel lancé par Daesh, l’histoire a réactivé à la fois la république et la nation, là où tout citoyen est menacé comme français quelles que soient ses origines. C’est cette piste que nous suivrons.
Il est arrivé qu’on évoque la laïcité comme principe constituant, unifiant le social : c’est la dernière erreur qui ait circulé. La laïcité est le principe qui pose l’accueil des différences, la diversité des options spiritualistes, avec comme garantie la neutralité de l’Etat garant de la laïcité, appelé à respecter la liberté des religions, et des philosophies. La laïcité accueille le pluriel, mais ne dit pas ce qu’est l’unité du social. Dans l’histoire française elle est jumelée avec la République. Les « valeurs communes » sont du côté de la République, et c’est la République qui fonde la laïcité.
Cette République est plus que les trois mots écrits sur les bâtiments publics. Dès la Révolution, elle dit le corps social dans son unité symbolique. Elle est liée vitalement à une histoire ; et ce n’est pas uniquement celle de sa fondation, mais l’histoire des événements à travers lesquels elle a traversé le temps. La République est liée aussi à un espace, celui de la nation, qui donne corps à la démocratie. Sans cette liaison au temps et à l’espace, la démocratie passe dans une abstraction où disparaît sa relation vivante à un peuple… Sinon, elle est sans sujet, et du coup s’anémie.
Avec la nation, la République se fait sujet collectif historique, territoire commun de vie. Le lien sur lequel se construit la République est la fraternité : l’histoire des fondations est ici nécessaire, elle fixe une particularité, le partage d’une mémoire.
On a opposé nation et Europe et, finalement depuis le XXème siècle, l’histoire de l’Europe a voulu se créer contre les nations, dans le déni des nations. Cette attitude a peut-être affaibli les nations, mais elle n’a pas renforcé le sentiment européen, et entraîne un décrochement des peuples par rapport à l’Europe. L’erreur a été de réduire l’histoire européenne des nations aux nationalismes et aux drames du XXème siècle. On a oublié que l’Europe est fondée par une sorte de pacte de paix perpétuel entre les nations. En un sens la santé des nations est nécessaire à l’Europe. Régis Debray ( Le moment fraternité, Gallimard, 2009). suggère de réapprendre notre lien à une histoire originale car, si on ne le fait pas, ce qui est perdu du côté de la nation on ne le gagnera pas du côté de l’humanité. Pourquoi ? C’est que l’universel, l’humanité on l’atteint à travers les particularités. Sinon, il n’y a que des abstractions.
Cet auteur voit un avenir nécessaire à la fraternité qui relie les vivants autant entre eux que dans la succession des générations : « Le lien de fraternité n’est pas de coexistence mais de succession. C’est une solidarité dans l’instant, permise par la chaîne des générations, par une mémoire partagée et des sites sacralisés »…
Dans le même sens, Paul Thibaud voit un grand avenir pour la fraternité : elle est, écrit-il « moins une vision globale qu’une attitude de sortie de soi, d’imagination, de curiosité qui vous rapproche d’autrui. » Elle peut susciter ainsi une sortie du privé pour « participer à la mise en oeuvre dans la société d’une démocratie incomplète ». Elle appelle, pour s’accomplir, une action collective. Elle peut revivifier dans le cadre pour cette action le cadre national : « Elle est le choix que nous formons d’être un peuple pour que nos démocraties ne déraillent pas. » Car elles sont menacées par l’individualisme radical et la fraternité apparaît comme antidote à l’individualisme. Cette capacité à revivifier la société globale, la fraternité l’a montrée lors des crises appelant le patriotisme.
Elle a été « une modalité du patriotisme (une valeur qui lui était en principe accrochée) elle peut être sans doute désormais la mise en oeuvre d’une volonté collective de se prendre en mains, une manière d’aider le patriotisme à surmonter ses doutes. » Elle peut lui donner comme contenu cette volonté de construire ensemble de la fraternité. La fraternité a la capacité de faire sortir du point de vue individuel pour se placer « en fonction de l’ensemble social à faire vivre et à réformer. » Cette éthique de la fraternité « suggère que nous sommes réunis pour une oeuvre qui concerne la relation entre les personnes dont la désorganisation actuelle montre le pressant besoin. »
Paul Thibaud évoque 1789, la fraternité reliée au plan national, plus large que la solidarité, parce que morale et non juridique et capable du même coup d’aller jusqu’au plan de l’humanité. La fraternité est alors un horizon possible pour l’humanité car elle ne concerne pas « une quantité d’individus mais une manière de vivre ensemble, une attention mutuelle. » Elle précède toute institutionnalisation et « s’éprouve comme une question que sommes nous les uns pour les autres, que nous devons-nous les uns aux autres ? ».
Il s’impose de retrouver le sens de la fraternité comme la démocratie mise en oeuvre ; pour cela, il faudrait passer de la démocratie comme droit absolu à la démocratie comme tâche commune. C’est ce qu’on appelle la fraternité.

V
LA SOCIÉTÉ SÉCULARISÉE PEUT-ELLE OUBLIER LES RELIGIONS ?

Une certaine confusion règne à propos de la laïcité, c’est pourquoi nous devons ici analyser l’état actuel de la laïcité. Celle-ci est un principe qui traite des rapports entre Etat et religions et de la place des religions dans cette société.
– Doit-on dire, comme le pensent certains, qu’il y a une dérive de la laïcité, un durcissement, dans la pratique actuelle de la laïcité ?
Au niveau de l’Etat, après l’épisode du bref mandat de Vincent Peillon à l’Education nationale marqué par quelques débordements, on s ‘en tient à 1905 et à la jurisprudence libérale de cette loi. Cette ligne fut rappelé à la fin de l’été dernier par le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, devant le Conseil permanent de l’épiscopat français (8 septembre 2015) « Je suis donc également convaincu que l’Etat n’a pas à faire prévaloir un objectif de laïcisation de la société ni à s’employer à faire reculer la présence ou la visibilité du fait religieux dans un espace public plus ou moins largement défini. » Dans la même intervention, il approuvait la ligne jurisprudentielle du Conseil d’Etat et ceci notamment sur un domaine où régna la polémique : « J’ai veillé avec le Premier ministre, lorsque le sujet a été abordé au Parlement, à ce que l’application du principe de laïcité à la petite enfance soit strictement conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation rendue à propos de la crèche Baby-Loup, ni plus, ni moins. » (Le ministre fait allusion à une polémique où certains voulurent imposer la laïcité à toutes les associations s’occupant de l’enfance. La conclusion fut une loi de mai 2015, qui admet la possibilité de poser des limites à la liberté de manifester des convictions religieuses, à condition que les restrictions soient « proportionnées et inscrites dans le règlement intérieur ou à défaut dans une note de service » Restriction référée au Code du travail.) Précisons que la jurisprudence du Conseil d’Etat s’inscrit dans celle de la Cour européenne des droits de l’homme.
Ceci dit, il y a dans différents courants de l’opinion des tendances qui ne sont pas nouvelles à vouloir modifier le sens de la laïcité. La tendance à confondre laïcité et combat contre les religions existe depuis… le XVIIIe siècle ! Certains voudraient étendre la laïcité qui est de droit dans les institutions publiques et pour les agents de la fonction publique dans leur travail. Il est vrai qu’il y a une confusion assez répandue sur la notion d’espace public. Il concerne la vie, les lieux sociaux, l’espace de débat où précisément la diversité de la société peut légitimement s’exprimer. Et en ce sens l’espace public est justement celui de la libre expression des religions et des options philosophiques.
L’espace public pour lequel la neutralité est obligatoire, ce sont les institutions diverses participant de la fonction publique.
La confusion tient au fait que pour certains, la laïcité de l’Etat s’étend logiquement à la laïcisation de la société.
De plus, la neutralité ne s’impose pas automatiquement aux usagers des services publics, mais elle est obligatoire pour les fonctionnaires. La loi de 2004 interdisant les « signes ostentatoires » dans l’école publique ne pose pas un interdit absolu de tout signe. On aurait intérêt, sur ce point, à relire le texte de la loi et aussi la circulaire d’application (Le meilleur vademecum de la laïcité est le petit Dalloz publié par Michel Miaille (Ed Dalloz 2014 ; La Laïcité ; 3€ ; voir notamment p 137 la mise au point très claire sur cette notion d’espace public ; p 258, circulaire d’application de la loi de 2004).

– Derrière bien des interrogations sur la laïcité, la vraie question est en fait : sait-on aborder le problème des limites de la laïcité ? On observe une tendance à vouloir faire porter à la laïcité des problèmes qui la dépassent. C’est particulièrement vrai dans la demande faite aux institutions éducatives. Ainsi, le livret Laïcité diffusé au moment de la dernière rentrée dans tous les établissements laïques, pose d’emblée cette formule : « La laïcité crée l’appartenance commune (p3) ». C’est trop demander à la laïcité ! Il y a un problème d’appartenance commune aujourd’hui, mais c’est avec une éducation centrée sur la République, la Nation, la mémoire collective de notre histoire, l’adhésion aux principes démocratiques, que l’on peut construire une appartenance commune. L’appartenance commune se recrée autour de ces choses communes, ces éléments de civilisation que l’on a en commun. Cette éduction en commun est censée établir une médiation entre l’individu et l’universel, l’humanité.
La question des limites de la laïcité a plusieurs aspects, par rapport à l’éducation. L’éducation n’est pas la seule responsabilité de l’école, il y a trois grands lieux d’éducation : la famille, l’école et un troisième lieu également distinct.
La famille est le lieu d’une première ouverture à l’humanité, aux valeurs, au sens. Quelle que soit la famille, cette première éducation est décisive. Il est clair qu’elle ne peut pas être laïque, car transmettre la vie suppose un engagement global dans le sens de la vie, la mère, le père sont porteurs de ce sens et le proposent logiquement à l’enfant. On transmet la vie, on porte en soi un sens de cette vie qui est dû à l’enfant. On transmet la vie, on porte en soi un sens de cette vie qui est dû à l’enfant.
Si je me positionne dans l’abstention et la neutralité, l’enfant est en droit de demander : « De qui vient cette vie que tu me donnes, quel sens elle a pour toi ? Quelle valeur… et si je demeure muet, je blesse une attente légitime de l’enfant ».
L’école est le second lieu éducatif. Contrairement à ce qui était en vogue il y a une génération, l’école, la République a un rôle éducatif. Elle est le lieu d’apprentissage de la société globale à la fois en fonction du sens même de cette société, mais en même temps comme apprentissage de la pluralité des récits métaphysiques, des valeurs, qui se rencontrent dans la société. C’est l’éducation au dialogue. Et ici le principe de laïcité est décisif. Mais il n’est pas le seul enjeu de l’éducation scolaire. L’école doit être républicaine, c’est à dire éduquer les futurs citoyens de la République.
Le troisième lieu n’est ni la famille, ni l’école, il assume des dimensions éducatives que ni la famille, ni l’école ne peuvent prendre en charge. C’est un lieu pluriel : associations, mouvements, structures locales. Il peut s’affirmer laïque ou ouvrir sur des orientations philosophiques ou religieuses. On peut estimer que l’action éducative menée notamment par les religions, dans le troisième lieu est importante pour la société.

– Laïcité et valeurs communes
La question se pose de savoir si laïcité et neutralité sont synonymes. Au niveau de l’Etat, c’est un fait : le principe est la neutralité religieuse. Mais la question des valeurs communes déborde la laïcité. Certes, c’est à partir de certaines valeurs communes, notamment reliées à la République, qu’est légitimé le principe de laïcité : liberté, respect entre les citoyens qui ne partagent pas les mêmes options métaphysiques, liberté dans l’expression de ces options diverses… Mais en elle-même, la laïcité n’est pas une valeur. C’est pourquoi l’élargissement de la trilogie républicaine en : « Liberté égalité, fraternité, laïcité » n’est pas légitime. La trilogie dit le noyau des valeurs républicaines, mais pas toutes. On peut ajouter l’amour du pays, l’amour de la spécificité culturelle du pays. A propos de ces valeurs de la République, il serait important de les expliciter, notamment dans un contexte d’enseignement. Car trop souvent, la référence est trop globale : « les valeurs communes », « les valeurs partagées », les « valeurs de la République ». S’il y a neutralité métaphysique de l’Etat, il faut préciser que la République n’est pas neutre, du point de vue éthique. Il y a des valeurs républicaines qui ne sont pas laïques… puisque la République s’appuie sur des valeurs. Le problème s’élargit encore : car la « justice » n’est pas dite dans la trilogie, ni la valeur de véracité, ni le refus du vol… qui sont pourtant des valeurs indispensables à la vie sociale. Quant à l’expression « les valeurs de la laïcité », je suis porté à penser qu’il y a intérêt à les délimiter soigneusement ; il s’agirait des valeurs sur lesquelles se fonde le principe de laïcité… Une telle délimitation éviterait de la confusion. Certains croient qu’en assénant la formule : valeurs laïques », ils règlent le problème du statut des valeurs. Mais la question négligée est : d’où viennent les valeurs ? Qu’est-ce qui renforce leur légitimité ?
On voit ici s’ouvrir un champ de réflexion qui englobe la civilisation et son histoire. Au début de la Révolution, c’est la tradition chrétienne de fraternité qui donna son élan à cette valeur essentielle. En fait nous recevons les valeurs essentielles dans l’histoire de la civilisation, dans le meilleur de cet héritage, comme étape de la quête d’humanité par l’humanité. Des choix anthropologiques suscitent des valeurs. C’est toujours quand elle rencontre l’adhésion des consciences les plus éclairées qu’une valeur avance vers l’universalité.
Dans le cheminement des valeurs interviennent les traditions religieuses. Dans certains cas on peut lier une généalogie religieuse d’une valeur… mais cette origine n’identifie pas cette valeur à une religion. De même, la naissance en Grèce antique de la démocratie n’identifie pas celle-ci comme grecque, exclusivement ! De plus, il est possible, pour une même valeur, de reconnaître plusieurs généalogies.
Dans ce siècle démocratique viennent de nouveaux questionnements : qui peut arbitrer dans le champ des valeurs communes ? L’instance politique, dans quelle mesure ? Est-elle maîtresse de la civilisation ?

Enseigner la morale laïque ou faire un enseignement laïque de la morale ? La première expression a un grand passé dans l’histoire de l’éducation. Aujourd’hui, il faudrait s’entendre sur les notions. Fondamentalement, une morale laïque, ce serait une morale qui se définirait sans s’articuler avec une option ultime, philosophique ou religieuse. A travers l’histoire de la philosophie, on peut ainsi discerner une pluralité de morales laïques. Elles ont pour trait commun de se fonder de manière rationnelle, dans une démarche qui ne présuppose pas une foi. Dans les débats récents, c’est la définition : « enseignement laïque de la morale » qui a été mise en avant, sans impliquer globalement une morale (Voir notamment : Pour un enseignement laïque de la morale (Sous la direction de Eric Favey et Guy Coq, Privat 2014)

– Laïcité et sécularisation
Les principes sont clairs : la laïcité est un principe qui se traduit dans des lois. La sécularisation est un concept descriptif qui cerne un phénomène multiséculaire dans la société et qui se traduit par un recul de la présence et de l’importance des religions dans cette société. On peut observer que c’est à un certain état de sécularisation et avec l’émergence du pluriel dans les religions que le principe de laïcité s’est imposé. Mais il arrive qu’à partir de ce constat, on conclue que pour la survie du principe de laïcité, il faudrait accentuer la sécularisation jusqu’à une disparition complète des religions dans la société.
Je ne pense pas que l’avancée de la sécularisation, de la disparition de la religion de l’espace social, crée une situation plus favorable au maintien de la laïcité. Je rejoindrai même plusieurs auteurs qui estiment que la laïcité a besoin d’une relation avec la religion, d’un dialogue même, pour survivre, car c’est la présence avec elle, dans la société, des religions, qui lui permet de garder conscience de la différence entre le spirituel et le temporel. Le dialogue avec la religion permet à la laïcité de ne pas se nier elle-même. Comment une société d’où aurait disparu toute religion pourrait-elle se garder de réinventer une religion de la cité, une laïcité devenant religion ? (Cette société ne saurait plus, en effet, penser les relations et la distinction entre le politique et le religieux. Faute d’entretenir cette capacité, le risque serait grand de voir la sphère politique dériver vers une forme religieuse.)
Marcel Gauchet formule clairement ce problème : ne faut-il pas maintenir « un lien vivant » avec le passé marqué par la religion ?
« Une humanité sortie de ce cadre intellectuel et social de la religion est une humanité qui a le devoir de se souvenir et de donner un sens, non seulement au fait qu’elle a été religieuse, mais que le discours rationnel autour duquel elle s’organise est issu du travail de la pensée sur la foi. »
Pour cet auteur, il s’agit de penser les conditions de notre compréhension de nous-mêmes : l’humanité à laquelle nous appartenons ne peut se comprendre qu’en comprenant qu’elle a été religieuse » et comprendre aussi « ce qu’elle doit à l’élaboration théologique de la religion. »
Il faudrait ici se poser clairement le problème de la mémoire religieuse. Comment celle-ci est-elle nécessaire dans notre laïcité ? La mémoire commune est nécessaire, mais une mémoire commune équilibrée se doit d’assumer la mémoire religieuse. Il est impossible, vu leurs intrications, de séparer les deux sauf à les mutiler l’une et l’autre.
Encore récemment, dans un colloque consacré aux mémoires en crise, Blandine Kriegel dénonçait les méfaits de la méconnaissance du théologico-politique dans la mémoire nationale. Elle y discernait plusieurs inconvénients. Tout d’abord celui de ne plus prendre en compte qu’une mémoire raccourcie et du coup inintelligible. Autre inconvénient : « le refoulement de la place centrale qu’occupe le théologique dans la doctrine de la république moderne.« C’est penchés sur les Ecritures que Hobbes-Locke, Spinoza et avant lui Las Casas définissent les droits à la sûreté, à la liberté, à l’égalité et la propriété. » Le troisième inconvénient, qui n’est pas le moindre, est que la méconnaissance du théologico-politique entraîne « la méconnaissance des caractéristiques singulières de notre sécularisation.Dans Mémoires en crises (Parole et Silence, 2013, collectif. Texte de Blandine Kriegel : La méconnaissance du théologico-politique dans la mémoire nationale.)

On est loin désormais de la croyance selon laquelle le fait religieux allait assez vite vers son effacement dans la culture et la civilisation, ceci à l’échelle mondiale. En France, à partir de la séparation de l’Etat et des religions, l’idée que celle-ci s’accompagnerait impérativement d’une séparation entre la société et les religions doit être mise en question. De plus, il n’y a pas non plus séparation entre culture et religions.