Abus sexuels au sein de l’Eglise : peut-on s’en relever ?

Abus sexuels au sein de l’Eglise : peut-on s’en relever ?

Véronique Garnier est une mère de famille et grand-mère. elle vit à Orléans et elle est au service de la protection des mineurs pour le diocèse. Elle a développé son témoignage dans son ouvrage : Au troisième jour, De l’abîme à la lumière, Artège, 2017.

Abus sexuels au sein de l’Eglise : peut-on s’en relever ?

Née dans une famille catholique de l’Est de la France, près de Nancy, je suis la dernière d’une famille de trois enfants. J’ai vécu une enfance heureuse jusqu’à l’âge de 10 ans et l’entrée au collège. Ma mère était alors dépressive, ce qui était difficile à vivre. Dans le même temps, un prêtre est arrivé sur la paroisse de mes parents. Il venait chaque dimanche à la paroisse et déjeunait souvent à la maison après la messe. Il était très sympathique : tout le monde l’aimait bien, même moi. Il est devenu de plus en plus présent dans la famille jusqu’au jour où il a commencé à abuser de moi sexuellement par des attouchements répétés de semaine en semaine, le dimanche et souvent une autre fois dans la semaine. Il y avait un autre prêtre, curé de la paroisse, qui n’était pas tellement mieux… J’avais 13 ans et demi. Cela a duré près de deux ans, jusqu’au jour où j’ai trouvé la force de dire : « c’est fini, vous ne me toucherez jamais plus ! ». Il a arrêté de me toucher mais il a continué à venir à la maison, et même après que j’ai raconté à mes parents ce qui s’était passé ! Il venait et faisait comme si de rien n’était. Est née une forme de maltraitance psychologique, et aussi spirituelle car j’étais obligée d’aller à la messe avec lui toujours à la même paroisse. Je me suis alors trouvée dans une grande détresse à tous les niveaux et j’ai commencé une sorte de descente aux enfers jusqu’au jour où j’ai réussi à quitter Nancy à 21 ans. Je suis partie à Lyon, j’ai rencontré Pascal, qui est devenu mon mari, et j’ai commencé une autre vie !

Souffrance psychologique et spirituelle spécifique aux abus au sein de l’Église

Quand on est abusé, on est trahi dans sa confiance, et quand c’est un prêtre qui en est à l’origine, cela touche aussi la foi. On explose en 1000 morceaux, on perd tous ses repères, à tous les niveaux, affectif, psychologique et aussi spirituel. Peut-être encore plus quand c’est un prêtre qui abuse, qu’on appelle « père » comme Dieu. On devient un mort-vivant. On survit sans comprendre ce qui nous arrive. On a été trahi dans la confiance, si bien qu’il devient difficile de faire confiance même aux gens que l’on aime. On a une mauvaise estime de soi, une hyper-vigilance, une peur de tout et particulièrement peur que cela ne recommence. On n’aime pas être touché d’où des difficultés dans les relations.
Alors, bien sûr, il est difficile de trouver un conjoint. J’ai eu la chance de trouver Pascal. Il nous est bien sûr difficile de vivre la tendresse dans le couple.
J’ai rencontré aussi des difficultés dans la parentalité : j’ai toujours eu peur pour nos enfants qu’il leur arrive la même chose. Je ne savais pas bien leur offrir de la tendresse : je me contentais de répondre à leurs demandes.
Il y a aussi la honte et la culpabilité si souvent présentes pour tout et n’importe quoi…
La mémoire traumatique est quelque chose de très difficile à vivre. De nombreux détails rappellent ce qu’on a vécu et on y est de nouveau : j’ai 13 ans et demi avec la même émotion : ce n’est pas qu’un souvenir, je ressens la même chose, la même sidération, la même angoisse, la même colère, la même détresse … 
Alors on passe son temps à éviter toute situation similaire et cela empêche de vivre une vie normale. Si cela recommence, on est submergé et on se coupe de soi-même, on se dissocie pour ne pas souffrir. Cette réaction est inconsciente : il n’y a que la thérapie qui nous aide à en sortir, à passer de la mémoire traumatique à la mémoire historique.
De plus, de la confiance à la foi, il n’y a qu’un pas.
Avoir été trahie dans la confiance, trahie au sein de l’église, a engendré beaucoup de difficultés dans ma foi, m’a conduit à la perte de la capacité à faire confiance et la perte de la capacité à croire :
Dieu comme Père ? Quel père laisse ses enfants se faire du mal sans intervenir ?
Marie comme Mère ? Pourquoi Marie, de Lourdes, où j’ai été abusée ne m’a pas protégée ?
Comment entendre la Parole de Dieu ? celle qui dit par exemple « Laissez venir à moi les petits enfants » Mc10,14… ou bien « Son père l’aperçut et fut pris de pitié : il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers » … ! Lc15, 20 Quel genre de baisers ? 
Comment vivre les sacrements, l’Eucharistie, quand pendant plusieurs années le prêtre qui me touchait de ses mains, touchait aussi le Corps du Christ ? Comment était-ce possible ? et que penser du sacrement de la réconciliation ? Qu’en comprendre ? 
Comment se savoir encore enfant de Dieu, lorsque l’on ne peut plus dire Père ?
Comment se savoir encore frères et sœurs ? Cela ne signifie plus rien : impossible alors de se reconnaître membre de l’Église. « Quand un membre du corps souffre, c’est tout le corps qui souffre » : cela n’a pas été vrai pour moi, alors soit c’est faux, soit je ne suis pas dans ce corps !
Il y a une grande différence avec les personnes abusées en famille qui ont pu parfois trouver de l’aide dans l’Église et aussi grâce à la foi. Pour moi, il est difficile de m’appuyer sur la foi, la croyance en un Dieu Père plein de tendresse. 
« Être dans les bras de Dieu » : qu’est-ce que cela veut dire ? Que penser des caresses de Dieu ?

Se sentir abandonné de tous, même de Dieu

J’ai essayé de parler à mes parents. Ils ne m’ont pas crue, pas écoutée : c’était pire qu’avant. Je leur en ai voulu longtemps avant de pouvoir leur pardonner.
J’ai essayé de parler avec des personnes d’Église. À chaque fois, la réponse était à côté, très en deçà de mes besoins.
Personne n’a su ou pu m’entendre. Je me suis sentie abandonnée de tous, seule, perdue, comme la brebis perdue…Il en a été de même avec Dieu : je l’appelais, je priais pour que ce cauchemar s’arrête mais cela ne s’arrêtait pas et même cela continuait…
Depuis ce temps-là, je dis très souvent « Mon Dieu, Mon Dieu ! ». Mes enfants me l’ont fait remarquer. Dans ce cri est sous-entendu : « pourquoi m’as-tu abandonnée ? ».
Le pire, c’est de se sentir abandonné de tous, même de Dieu.

Comment (sur)vivre malgré tout ?

À Nancy, à 20 ans, c’était l’enfer. Alors, il n’y avait qu’une solution : partir, me sauver de Nancy pour Lyon, ce que j’ai fait à 21 ans. J’ai entamé une formation dans la communauté du Chemin Neuf : je cherchais des réponses à mes questions théologiques. Là, j’ai rencontré Pascal, qui était jardinier, un vrai jardinier ! Je comprends maintenant que Jésus, le Ressuscité, s’est fait connaître à moi, à travers lui ! Et j’ai commencé une nouvelle vie. Mariée et mère de huit enfants, j’ai connu beaucoup d’années de bonheur. Évidemment, cela a demandé aussi beaucoup de travail. J’ai adoré élever nos enfants. Je n’avais pas une minute à moi ! Cela m’arrangeait bien : cela m’a permis d’enfouir ma douleur. J’ai surdéveloppé ma vie de maman. Tous ces enfants-là m’ont permis de vivre, m’ont donné la vie en quelque sorte !
Panser les blessures
Appeler Dieu au secours :

Même si je me suis sentie abandonnée de Dieu, comme Père, j’ai toujours continué à m’adresser à Jésus. Pour moi, la Trinité, c’est très pratique. Si j’ai peur du Père, il y a Jésus. Je me suis toujours adressée à Jésus, je lui ai toujours parlé. J’ai pu rencontrer l’Esprit saint dans le cadre du Renouveau.
Peu à peu, j’ai entamé un cheminement vis-à-vis de Dieu comme Père. Ma foi d’enfant a été fracassée mais malgré tout, comme par grâce peut-être, j’ai gardé la foi quand même ; ou plutôt, la foi m’a gardée. Je réfléchissais beaucoup.

Ce qui m’arrivait pouvait-il être la volonté de Dieu ? Non, il n’est pas possible que Dieu veuille cela… ni pour moi ni pour les autres.
Nous disons dans la prière du Notre Père « Ne nous soumets pas à la tentation » : Dieu soumettrait-il des personnes à la tentation d’abuser des enfants ? NON ! Pour voir si elles résistent ? NON, NON ! Ou même les laisserait-il entrer en tentation ? NON, NON, NON ! Alors, j’ai beaucoup réfléchi, j’ai lu quelque chose qui m’apaise beaucoup. Il s’agit d’une traduction liturgique récente de l’Église en Italie : « ne nous abandonne pas à la tentation” : or, tentation peut aussi se traduire par épreuve. Oui, c’est cela : demander à Dieu qu’il ne nous abandonne pas au moment de l’épreuve. Cela me convient. « Rassure-nous devant les épreuves », disons-nous aussi pendant la messe : cela aussi m’apaise.
J’ai toujours parlé à Jésus : je lui ai dit mes cris, mes « Au secours », ma colère, ma tristesse, mon chagrin, tout ! Et aussi mes joies, celles concernant nos enfants surtout. J’ai apprivoisé l’Esprit saint et je lui demande tout le temps d’être présent et de m’aider à parler.

Le Bon Samaritain

En 2010, tout s’est réveillé car tous les jours, dans les médias, le sujet était abordé, comme maintenant. Il me fallait faire quelque chose pour ne pas devenir folle. Je comprenais que je n’étais pas seule, que nous étions très nombreux.
Je ressentais comme un besoin vital de faire la vérité avec l’Église. Il me fallait briser le silence : j’ai envoyé une lettre à l’évêque de Nancy qui m’a répondu. Alors va commencer un chemin de restauration, de reconstruction.
En 2012, j’ai rencontré Jacques Blaquart, évêque d’Orléans, avec qui j’ai entamé une période « de dialogue et de soin ». Enfin, l’Église, à travers un évêque, voulait bien m’écouter alors que, pendant de nombreuses années, j’avais été abandonnée au silence, ensevelie dans mon passé comme dans un tombeau. Voilà qu’enfin quelqu’un s’est arrêté, s’est abaissé, a pris soin de mes blessures, blessures d’Église, blessures spirituelles.
Au fur et à mesure des entretiens, je voyais des progrès, de l’apaisement. Dès le début, j’ai remercié l’évêque et je lui ai dit : « Il y a plein de personnes comme moi : que va-t-on faire pour elles ? ». J’ai compris qu’à travers l’évêque, l’Église prenait soin de moi, et qu’à travers moi, l’Église prenait soin d’autres victimes. Ce sont deux chemins de conversion parallèles qui peu à peu sont devenus un chemin commun de guérison. Je découvrais à travers l’évêque un autre visage de l’église et lui découvrait à travers moi le visage des victimes.

Un chemin de pardon

Inévitablement, la question du pardon a fait surface. L’évêque m’a demandé un jour concernant le prêtre: « Où en êtes-vous au sujet du pardon ? ». Je lui ai répondu : « Laissez-moi le détester le temps qu’il faudra ». Il y a tant à pardonner ! C’est un long, long chemin. Il faut se pardonner à soi-même, pardonner à ses parents, à Dieu, au prêtre abuseur, à l’Église (le plus difficile !), car tous les jours, il y a un nouveau « truc » à pardonner…Seul l’Esprit saint nous aide à pardonner. Dans le Notre Père, je peux seulement dire « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font… ».
S’il vous plaît, ne nous embêtez pas avec le pardon ! seul l’Esprit saint peut nous y aider !
Se réconcilier avec Dieu, avec l’Esprit saint
J’ai compris que la relation à Dieu a été coupée par ce que j’ai vécu, non pas à cause du mal commis mais à cause du mal subi. Alors j’ai cherché comment me réconcilier avec Dieu : j’en avais un grand désir. J’ai compris que, même si en quelque sorte ce n’était pas moi qui avais choisi de couper la relation avec Dieu, je pouvais aujourd’hui choisir de la renouer ! Alors j’ai fait un nœud à un fil de laine …
Un peu plus tard dans mon parcours, j’ai réalisé que j’avais été très en colère après l’Esprit saint. Alors j’ai voulu aussi renouer avec Lui à la Pentecôte dernière : j’ai fait un deuxième nœud !
J’ai cherché dans le sacrement de réconciliation à renouer la relation avec Dieu : le péché coupe la relation avec Dieu mais le mal subi aussi.

Consentir à l’épreuve et consentir à mon histoire

Pendant longtemps, même inconsciemment, j’aurais voulu ne pas avoir vécu ces abus. Peu à peu, j’ai compris que je pouvais apprendre à accepter mon histoire, reconnaître mon impuissance à empêcher ce qui m’est arrivé. J’ai ainsi entamé un chemin psychologique mais aussi spirituel. Peu à peu, j’ai pu découvrir que si je n’avais pas vécu cela, je serais différente. J’ai commencé à l’accepter, à faire le deuil de la personne que j’aurais pu devenir sans cela et surtout à accueillir la personne que je suis devenue avec cela… Le plus dur est d’accueillir ce que j’ai transmis de négatif à nos enfants (peur, angoisse, méfiance, mauvaise estime de soi, pas trop belle image de l’Eglise) … pour découvrir peu à peu ce que je leur ai transmis de positif (empathie, respect, écoute).
Un jour de Rameaux, où j’entendais l’Evangile de la Passion, je crois que j’ai compris quelque chose de très important et que je n’avais jamais compris auparavant. J’ai toujours pensé que je devais rejoindre Jésus sur la croix et que je devais lui offrir mes souffrances pour apaiser les siennes. C’est ce que j’avais appris et voilà que, là, je comprenais le contraire ! Que c’est Jésus qui, de la croix, me rejoignait dans ma souffrance et m’offrait sa croix pour apaiser la mienne. C’était incroyable de découvrir cela…

Et là, dans le récit de la Passion, j’ai compris que Jésus avait ressenti la même chose que moi et qu’il a vécu cela, par amour, et par avance, pour être proche de tous ceux qui souffrent, même de moi… Et les paroles de l’Évangile m’ont bouleversée.

Avec cette découverte, quelque chose s’est passé. Comme si comprendre cela me rapprochait de Jésus et surtout laissait Jésus s’approcher de moi … Et tous les mots de la Passion se sont alors mis à me rejoindre et j’ai appris à me reconnaître dans le Christ souffrant : pour qu’il y ait un troisième jour de Résurrection, il faut bien qu’il y ait le premier jour, celui de la Passion et aussi le deuxième, celui de l’ensevelissement dans le tombeau. Tout à coup les choses prennent un autre sens et me permettent d’entrer dans une promesse : « Si je suis morte avec lui, avec lui je vivrai ».

Se laisser traverser par l’épreuve.

Être relevée, ressuscitée comme et avec Jésus, est-ce une promesse ?
Cette promesse, c’est d’être ressuscitée avec le Christ, pour le moment être relevée, au troisième jour, ce troisième jour qui dure déjà depuis plusieurs années, années de relèvement progressif, de renaissance avec le Christ, de re-co-naissance. Relèvement long et difficile, même souvent douloureux, mais relèvement quand même car, peu à peu, l’enfant que j’ai été reprend vie après avoir été comme morte pendant presque 40 ans.
La femme que je suis aujourd’hui peu à peu réapprend à redevenir fille de Dieu exactement comme la femme hémorragique de l’Évangile et la fille de Jaïre… Ces deux personnages sont un peu moi, je suis un peu ces deux personnages et, peu à peu, je retrouve mon unité. Je suis de moins en moins dissociée et je retrouve des capacités que j’avais perdues pendant presque 40 ans, comme par exemple avoir pu retourner à Lourdes et à Rome où j’ai été abusée et où je ne voulais surtout plus jamais aller !
Au niveau de ma foi, des choses qui avaient été comme amputées se sont mises à repousser, comme retrouver un accès à mon baptême ou retrouver l’accès à certaines paroles d’Évangile. Mais voilà, ce relèvement n’est pas magique et n’est pas sans mal, sans douleur, ni sans larmes.
« Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés » …
Quand j’étais jeune, je pleurais tous les soirs, pendant des heures, en m’endormant, même jeune maman. Puis j’ai arrêté de pleurer pendant des années ! Et là, ces derniers temps, j’ai retrouvé en quelque sorte la capacité de pleurer et finalement cela me fait du bien. Cela me « lave le cœur ».
Peu à peu, je suis rejointe par cette parole des Béatitudes et j’entre dans la promesse d’être consolée par Dieu, par Jésus qui me rejoint là où j’étais si seule… Pour moi, être consolée par Dieu, c’est cela : Jésus est avec moi là où j’étais si seule, car il a vécu aussi cette souffrance et cette solitude. Il m’y rejoint et j’apprends à m’y laisser rejoindre. Par moments, je ressens cette consolation et par moments, je l’attends. Alors c’est un peu moins douloureux. C’est déjà là et pas encore là !

Un chemin d’espérance :

Le cœur transpercé
La souffrance qui m’habite est parfois si grande qu’elle est en moi comme un coup de lance. À chaque fois que j’apprends pour des nouvelles personnes, cela me fend le cœur.
Un jour, une personne a prié pour moi et m’a donné cette image du coup de lance dans le cœur, dont il sort de l’eau et du sang. Alors parfois, je ne peux pas m’empêcher de penser que si Jésus nous rejoint, moi aussi je peux peut-être le rejoindre un peu dans sa souffrance et consentir à ce que peut-être du sang et de l’eau puissent aussi sortir de ma blessure. Et si toute cette souffrance n’était pas vaine ? Et je me surprends à espérer que peut-être, en plus de mes larmes, une petite goutte d’eau d’Esprit-Saint pourra sortir de là, même une toute petite goutte ! Et alors que fera cette petite goutte ?
Je ne sais pas. Cela ne m’appartient pas, mais je crois et j’espère qu’elle servira à quelque chose, quelque part, à un moment donné, pour quelqu’un d’autre. Cela me fait un peu de bien de penser de la sorte mais c’est peut-être un peu prétentieux !
Il y a des personnes qui m’aident beaucoup à garder l’espérance, en particulier deux personnes pas ordinaires : Etty Hillesum et Dietrich Bonhoeffer.
Etty est une jeune femme hollandaise morte à Auschwitz à 29 ans. Elle a écrit un journal intime pendant les années de guerre et son parcours de foi est extraordinaire. Au cœur de l’épreuve des camps, elle découvre Dieu et trouve peu à peu une paix intérieure extraordinaire, au milieu du pire de l’époque. Elle comprend alors que Dieu ne peut rien à tout cela, qu’il n’est en rien responsable du mal qui se vit et qu’il n’abandonne donc pas les hommes. Elle réalise cependant que les hommes peuvent abandonner Dieu et alors, elle veut « aider Dieu à ne pas s’éteindre en elle ». Cela me rejoint beaucoup : ne pas abandonner Jésus même dans les pires moments, ne pas le croire responsable du mal qui nous arrive, il n’y peut rien.

La grâce qui coûte

Dietrich Bonhoeffer, théologien, pasteur luthérien, est lui aussi mort en camp de concentration. Il a beaucoup écrit de lettres et de notes quand il était en prison et un passage me touche de façon bouleversante. Il parle de la grâce qui coûte et de la grâce à bon marché. Il dit que « la grâce coûte cher d’abord parce qu’elle a coûté cher à Dieu, parce qu’elle a coûté à Dieu la vie de son Fils, parce que ce qui coûte cher à Dieu ne peut être bon marché pour nous ! Elle est grâce d’abord parce que Dieu n’a pas trouvé que son Fils fût trop cher pour notre vie, mais qu’il l’a abandonné pour nous : la grâce qui coûte, c’est l’incarnation de Dieu ».
Alors je comprends que si Dieu a donné sa vie pour nous, il l’a donnée aussi pour moi. Alors oui, parfois, je trouve que les grâces que je reçois me coûtent cher et même très cher. Mais comment cela pourrait-il en être autrement ?

Il est frappant de voir le parallèle entre les personnes qui ont été victimes d’abus et les personnes qui sont revenues des camps de concentration. On nous appelle « survivants » mais ce n’est pas seulement cela. En quelque sorte, quand nous nous mettons à parler et à nous faire voir, nous déclenchons bien souvent la même réaction que les survivants des camps quand ils rentraient et essayaient de parler : horreur, honte et culpabilité, impossibilité de croire, rejet. Ce que nous disons est impensable et pour beaucoup cela n’est pas supportable. Alors, on nous fait taire ! Aujourd’hui encore, certains préféreraient que nous nous taisions, alors qu’au contraire, il nous faut parler pour vivre, briser le silence qui nous a ensevelis dans le tombeau de notre passé et prendre la route de la vie !

Trouver du sens

Devant le mal, on se demande « Pourquoi ? », en un mot, puis en deux mots. Je n’ai pas trouvé une réponse à « Pourquoi ? » : il n’y en a pas. Mais je trouve un début de réponse à « Pour Quoi ? ». À deux reprises dans l’Évangile de Jean, Jésus dit : « Pour que là où je suis, vous y soyez aussi ». Alors cela me bouleverse, cela me dit la grâce de l’incarnation : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme se fasse Dieu ». Comme la goutte d’eau se mêle au vin, à la messe, quand le prêtre dit « puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité », si ce que j’ai vécu qui n’a pas de sens trouvait enfin sens ? « Je suis », c’est le Nom de Dieu n’est-ce pas ? Jésus devenu homme pour que nous puissions aussi devenir Dieu ? Parce que, si nous sommes morts avec lui, nous serons ressuscités avec lui, relevés : nous vivrons avec lui.
Mais, il n’y a pas de troisième jour sans premier et deuxième jour ! Alors, quelle promesse ! Quelle espérance ! Mais surtout, quel chemin ! Un chemin de résurrection sur lequel on ne peut pas marcher tout seul. Comme un chemin d’Emmaüs, où on est au moins deux… et où soudain le Christ, le Crucifié-Ressuscité, est là, chemine à nos côtés et se fait connaître à nous.
Alors ce chemin m’a amenée à Rome et à Lourdes (tous les chemins mènent à Rome !!), aux lieux mêmes où, enfant, j’ai été abusée par le prêtre. Vous n’y pensez sûrement pas mais les lieux de pèlerinage sont aussi les lieux d’abus… Par trois fois à Rome, et par trois fois à Lourdes, j’ai pu témoigner et intervenir pour parler du pardon, pour parler aux évêques et pour prendre part à la prévention et à la protection des mineurs. Alors peut-être que c’est un peu, un tout petit peu, être avec Dieu, dans sa capacité de changer le mal en bien. Là même où j’ai subi le mal, j’ai eu la possibilité, comme une grâce, de le laisser transformer en bien et de faire que ce qui m’est arrivé puisse servir à ce que cela n’arrive pas à d’autres enfants ! Et cela est extrêmement important pour moi !
C’est un combat qui consiste à tout faire pour que ce qui m’est arrivé, ce qui nous est arrivé, n’arrive pas à d’autres enfants, d’autres jeunes ou d’autres personnes vulnérables. Et ce combat donne du sens aujourd’hui à ce qui n’avait pas de sens hier. Dans ce combat, je suis redevenue sujet (« Je suis »), moi qui ai été l’objet de personnes qui abusaient de moi.
Bien sûr, ce combat, je ne peux pas le mener seule. Plus nous serons nombreux, plus nous arriverons, ensemble, à mieux protéger les enfants dans l’Église, et plus celle-ci deviendra une maison sûre. Ce combat est un chemin, chemin d’Emmaüs, sur lequel, je l’espère tant, de plus en plus de personnes vont s’engager ! Je ne veux pas vous cacher qu’avancer ensemble sur ce chemin est passionnant. Je veux dire « très intéressant », et on ne peut que s’y engager pleinement, mais je veux dire aussi « passionnant » dans le sens de la Passion, de la Croix. Ce chemin est Jésus…

Conclusion

Mon expérience de traversée de la souffrance que j’ai tenté de vous partager nous mène presque naturellement à la crise que traverse l’Église. Et comment ne pas faire un peu le parallèle avec ce chemin que pourrait faire l’Église à travers cette épreuve ? Commencer par reconnaître l’importance des abus dans son histoire et l’accepter, puis faire tout ce long chemin pour traverser et se laisser traverser par la douleur, pleurer et se laisser consoler, accepter le coût de cette crise, pas seulement en argent mais surtout en humiliation, pour recevoir peut-être la grâce, la grâce d’en trouver le sens…

Qu’est-ce que Dieu cherche à dire à l’Église ? Qu’a l’Église à entendre ? Quel est ce chemin de vie qui lui est proposé si elle accepte de faire la vérité ? Quel serait son visage si elle mettait les victimes au cœur, au centre, comme lui a demandé l’archevêque australien fin février dernier au sommet de Rome ? Quelle est cette révolution copernicienne ? Est-ce possible de mettre au centre les plus fragiles, les enfants et les jeunes ? Comme je peux dire maintenant que, si je n’avais pas vécu ce drame de mon enfance, je ne serais pas celle que je suis aujourd’hui, pourra-t-on dire que l’Église en sortira plus belle et plus sûre, car le Christ, le Crucifié-Ressuscité, aura enfin retrouvé sa place en son Centre ? Pourra-t-on dire que de tout ce mal sortira enfin un peu de bien ?
Un jour, pendant une retraite, voilà ce que j’ai entendu comme commentaire au sujet du passage de l’histoire de Joseph et de ses frères : « D’une histoire sordide de meurtres entre frères et de mensonges, Dieu a voulu faire quelque chose de bien : il a voulu en faire une bénédiction pour toute la famille ». Entendant cela, j’ai explosé en larmes et j’ai mis un mot à l’évêque Blaquart en lui disant : « Écoutez cela, c’est aussi pour vous ! ». J’ai été extrêmement bouleversée. Et depuis, voilà, j’attends, j’attends la bénédiction pour toute la famille, à commencer par les victimes mais aussi pour toute la famille Église avec un grand E.

Véronique Garnier-Beauvier

 

 

 

 

 

 

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