« Comment être évêque aujourd’hui ? L’être autrement ?  » Hervé Giraud

« Comment être évêque aujourd’hui ? L’être autrement ?  » Hervé Giraud

Alors que les signes de fatigue se multiplient dans l’épiscopat, Hervé Giraud, archevêque de Sens-Auxerre et prélat de la Mission de France depuis 2015, alerte sur les points de fragilité et s’interroge sur la manière d’être évêque dans l’Église et la société actuelles.

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Peut-on encore être évêque aujourd’hui ou accepter de l’être ? Ou bien faut-il l’être autrement ? Comment contribuer à une réforme profonde sinon de l’épiscopat du moins de son exercice ? Ces quelques notes personnelles voudraient servir une réflexion ecclésiale, voire ecclésiologique, en pointant quelques aspects de fragilité actuelle de l’épiscopat tel qu’on peut le vivre en France.

Mes remarques ne visent ni à dire les joies du ministère épiscopal, comme l’accueil croissant des demandes catéchuménales, ni à justifier des dysfonctionnements institutionnels, mais à attirer l’attention sur des points parfois méconnus et rudes de la vie épiscopale.

L’épiscopat, honneur et lourde charge

Aux yeux d’une majorité, y compris parmi les fidèles catholiques, l’épiscopat est un honneur, une promotion, une consécration que le peuple de Dieu concélèbre avec autant de joie que d’innocence ! Mais, en ces temps émaillés de tant d’obstacles dans la vie du monde comme dans celle de l’Église, certains commencent à le considérer d’abord comme une lourde charge.

N’avons-nous pas vu récemment un prêtre, nommé évêque, renoncer à recevoir l’ordination épiscopale en découvrant l’ampleur de la tâche et en anticipant les conséquences sur une santé trop fragile ? Ne voyons-nous pas non plus des évêques qui remettent leur office avant leurs 75 ans ou qui demandent un temps sabbatique de quelques mois ? Le burn out n’épargne pas les évêques et révèle, au-delà des capacités d’endurance d’un sujet, la difficulté objective de l’exercice de sa mission. Certains envisagent même de ne plus revenir aux responsabilités.

Au lendemain de son ordination, l’évêque diocésain – que le droit canonique désigne notamment comme « l’ordinaire » – se trouve directement confronté à sa triple mission… ordinaire : annoncer l’Évangile, célébrer les sacrements, servir le Christ dans l’humanité de ce monde.

Si « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ » on imagine bien qu’« il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans (le) cœur » de chaque évêque. C’est peu dire que le cœur de chaque évêque tremble de ce qu’il entend de la douleur des gens comme devant les décisions qu’il doit prendre.

L’évêque, « poupée russe » multitâche

Sans véritable préparation spécifique à leurs nouvelles charges, les évêques découvrent en effet la multitude des tâches, des demandes, des choix à faire. Certes, ils peuvent compter sur les nombreuses compétences des fidèles, laïcs ou clercs, mais elles n’enlèvent pas la nécessité de découvrir une géographie et une histoire diocésaines, des conseils nombreux à présider, des agendas à concilier, des lettres à rédiger, des connaissances à améliorer, des dossiers lourds à gérer, le lien de collégialité à sauvegarder sans tomber dans le corporatisme, la surcharge de travail à hiérarchiser, parfois avec des responsabilités nationales à assumer, etc.

Les évêques doivent très vite résoudre des conflits, qu’on porte devant eux pas toujours à bon escient, mais toujours pesants et chronophages. Ainsi, l’histoire de l’Église a conduit à faire de l’évêque diocésain une sorte de « poupée russe ». Il doit tout assumer, tout décider, tout prévoir.

Son autorité, reçue du Christ par l’ordination, risque très vite de le confronter à de trop fortes attentes et de le pousser à exercer directement trop de pouvoirs. Ainsi, l’évêque est conduit à faire non pas tant ce pour quoi il a été ordonné, c’est-à-dire commenter la Parole de Dieu, non pas tant servir ceux pour qui il a été ordonné, que de s’occuper d’administration, de finances, d’immobilier ou de RH. Force est de constater qu’on demande trop aux évêques.

Un « découragement pastoral » face aux abus

Or, contrairement à ce qu’on pense, les évêques doivent souvent obéir à des contraintes objectives comme la baisse de la pratique liturgique dominicale, le petit nombre de prêtres, la diminution des ressources matérielles, l’individualisme qui gangrène jusqu’à la vie chrétienne.

Cette « obéissance au réel », qu’on évoque souvent au sein de la Mission de France, peut tout étouffer. Même quand des évêques bénéficient du soutien d’une équipe de relecture avec des confrères, voire d’une supervision et surtout d’un accompagnement spirituel, rien n’empêche l’arrivée d’une dépression ou d’une maladie grave. Les exemples commencent à se multiplier.

Les différentes affaires de ce XXIe siècle commençant ont conduit les évêques à écouter des victimes et à « lutter contre toutes formes de violences et agressions sexuelles, d’abus de pouvoir et de conscience ».

Cette nouvelle charge a été accentuée dernièrement, après le rapport de la Ciase, mais cet alourdissement d’un ministère déjà bien chargé a souvent été d’autant mieux accepté qu’il est ordonné au bien des victimes. Ces affaires ont produit chez certains un sentiment de culpabilité au point de briser parfois la joie de l’Évangile et l’élan missionnaire, entraînant une forme d’acédie épiscopale. Et il est vrai que « la fatigue tendue, pénible, insatisfaite » (Evangelii gaudium 82) peut conduire à ce découragement pastoral. Des évêques sont devenus plus vulnérables, fragiles, bien à l’image de la société actuelle.

Les défauts systémiques de l’Église

Par ailleurs, le bashing épiscopal, les critiques de tous bords contre les évêques et « l’institution », la pression de groupes revendicateurs, ont produit aussi en eux des effets de tout ordre : repli, entre-soi accentué, choc, tristesse, répliques maladroites, positions de surplomb… Beaucoup d’évêques ont subi, à défaut de les avoir prévenus et dénoncés, les effets des défauts systémiques de l’Église catholique. Mais dire cela n’est-ce pas se protéger, se disculper, s’extraire de toute responsabilité ?

Pourtant les évêques avaient été prévenus par le Christ lui-même : « Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi » (Matthieu 10, 38). Le chemin de croix est réel et nul n’y échappe s’il suit vraiment le Maître. Le Seigneur n’ignore pas notre fardeau : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos » (Matthieu 11, 28).

Certes, beaucoup d’évêques ne sont pas à plaindre mais plusieurs signes donnent à penser que leur ministère et leur vie se trouvent parfois en danger, au bord du chemin. Nul ne sait qui sera le Samaritain d’un évêque. Nul ne sait non plus qui sont aujourd’hui les bandits ! C’est parfois l’Église qui fait souffrir… et parfois le monde qui vient nous secourir !

L’interlocuteur unique de groupes inconciliables

Outre les trois charges épiscopales principales, il en est une qui, aujourd’hui, en cette époque de réseaux sociaux et de mondialisation, fait problème. Il s’agit de la mission de communion interne à l’Église catholique. C’est une gageure de devoir unir autant de diversités politique, ecclésiale ou liturgique.

En l’absence de lieux de dialogue, institués ou institutionnels, l’évêque diocésain est souvent l’unique interlocuteur de groupes inconciliables. Il se retrouve écartelé et visé par ceux qui murmurent dans son dos. Le défi est lourd ; et la simple collégialité épiscopale, en conférence nationale ou en province, ne suffit pas à détendre le corps, l’âme et l’esprit du prélat. La pratique de la vertu d’« eutrapélie », qui apprend à se détendre, devient aussi urgente que vitale.

Un changement de la durée de l’épiscopat ?

Mais un autre élément est à prendre en compte : celui de la durée d’un épiscopat. Celle-ci varie entre 15 et 30 années selon l’âge de la nomination de l’évêque (souvent entre 45 et 60 ans). D’aucuns jugent la charge trop longue ; d’autres en appellent à des changements plus fréquents pour relancer leur épiscopat. Personnellement, ayant été nommé à 46 ans, j’ai connu 4 nominations en 12 ans (Lyon, Soissons, Sens, Mission de France) de trois papes différents.

Il me reste encore 10 ans avant de remettre, si Dieu me prête vie et santé, mon office au pape. L’usage veut que le Saint-Père propose des diocèses plus peuplés à des évêques expérimentés, et donc plus vieux. Ce qui semblait aller de soi, il y a encore quelques années, ne l’est plus aujourd’hui. Certains préféreraient redevenir de simples prêtres ! Autre constat personnel : face à la multitude des demandes, il devient difficile de se former, de se renouveler, de méditer la Parole de Dieu et de servir l’Évangile, ce qui est ma première tâche. Sans ma « twittomelie » quotidienne, je me sentirais infidèle à ma mission première de recevoir la parole et de la transmettre.

Une fatigue souvent « sereine », mais préoccupante

Alors peut-on être évêque autrement ? La « parrhésie », liberté de parole, permet de libérer des réflexions et des solutions intelligentes pouvant conduire à des réformes, à des transformations ou à des conversions ecclésiales et même ecclésiologiques. Les moyens d’éviter « la lassitude intérieure » (Evangelii gaudium 83) existent.

Sans trop spiritualiser, il faut toutefois trouver la juste attitude épiscopale qui fait de la passion pour l’Évangile une Passion habitée par la résurrection du Christ. « Ressuscités avec le Christ » (Colossiens 3, 1), la vie éternelle habite déjà notre ministère. La fatigue réelle du Christ (« Jésus, fatigué par la route… », Jean 4, 6) n’empêche pas la révélation plénière du salut que Jésus donne au monde.

De même, le dialogue réconciliateur du Ressuscité avec Simon-Pierre laisse entrevoir la mission toujours nouvelle de notre ministère et de notre vie. Le ressuscité nous fait devenir évêques avec ce que nous sommes. Nous ne devrions pas être des hommes divisés : d’un côté le ministre, de l’autre l’homme. Le Ressuscité reprend tout de la vie de Simon-Pierre depuis qu’il est « fils de Jean ». Jésus renoue avec un Simon intégral et pas seulement avec le Pierre du reniement.

« Je suis prêt, à tout »

Pour finir, c’est comme un signe des temps que j’interroge cette vulnérabilité ou cette fragilité actuelle d’évêques. Ceux-ci sont animés par le profond désir de suivre le Christ, de guider Son peuple tout en lui appartenant. Chaque évêque est « une mission sur cette terre » (Evangelii gaudium 273). Si leur fatigue est le plus souvent « sereine » elle n’en demeure pas moins préoccupante. Le changement d’époque va-t-il nous conduire vers un changement ecclésial et ministériel profond ?

Attaché, de par mon diocèse d’origine, à la figure de Charles de Foucauld, je redis chaque jour la prière qu’il met dans la bouche de Jésus en croix : « Je suis prêt, à tout ». Non pas « prêt à tout », mais « prêt, à tout » car il s’agit d’abord de disponibilité à l’Esprit. Cette virgule empêche notamment l’évêque d’être dans la posture d’une fausse radicalité, en somme une antiposture ! Il lui revient d’être vigilant, attentif à l’inattendu, à l’inouï de Dieu. Décrédibilisé aux yeux de l’opinion, l’épiscopat pourrait connaître un effacement relatif qui lui permettrait de retrouver opportunément son sens premier de témoigner d’un seul Bon Pasteur : le Christ.

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