Françoise Pinot (1944 – 2014)

Françoise Pinot (1944 – 2014)

Françoise Pinot (1944-2014)

 

Photo prise à Nantes, en février 1994, par Michel Le Borgne

télécharger ici le cahier regroupant une selection de textes et témoignages

 

 

 

 

 

 

Note des « relieurs »

Nous avons rassemblé ici les textes de Françoise qui nous ont semblé important pour comprendre la manière dont elle a mené son existence et vécu sa foi chrétienne. Nous les avons classés selon les étapes de la vie de Françoise. Ils sont suivis de quelques biographies et témoignages de personnes qui ont connu Françoise à divers titres. L’intégralité et l’ensemble des textes auxquels nous avons eu accès sont listés à fin du document, et disponibles en PDF ici.

Nous remercions la famille de Françoise, en particulier sa sœur Marion, d’avoir permis de rendre ces textes disponibles. Ces textes sont publiés grâce à la Mission de France, et en particulier Jacques Leclerc du Sablon, qui a beaucoup contribué à la constitution de ce dossier et à sa relecture.

Yves Roger-Machart et Philippe Deterre, juillet 2018

 

 

Françoise est la fille de Jacques Pinot et de Jacqueline Jordan, la quatrième de 6 enfants. Elle est née à Neuilly sur Seine peu avant la libération de Paris, le 18 Juillet 1944.

En 1949, son père est nommé au groupe interallié de contrôle de la sidérurgie allemande à Düsseldorf, en zone d’occupation anglaise. Françoise ira donc pendant 4 années à l’école allemande dans la petite ville de Benrath, où ils habitent. Au retour, et après une année marquée en particulier par une opération des yeux pour strabisme, une opération pas très réussie car elle souffrira de ce problème toute sa vie, elle poursuivra ses études à Paris chez les Dominicaines, interrompues par un séjour d’un an en Angleterre en 1955-1956. Avec les Dominicaines, elle reçoit une formation intellectuelle solide et ouverte, et elle prend goût à la lecture de la Bible, Ancien et Nouveau Testaments. Pendant toutes ces années, elle s’engage aussi dans le scoutisme.

En Juin 1961, elle passe son baccalauréat de philosophie. En 1961-62, elle prépare le concours d’entrée à l’Ecole Nationale des Chartes, au Lycée Henri IV à Paris ; mais elle abandonne cette orientation en fin d’année scolaire et réussit à passer l’examen de Propédeutique. Au lycée Henri IV, elle fait la connaissance de l’aumônier, Yves Gernigon (cf. biographie, p. 45), qui a fortement marqué toute une génération d’étudiants dans les années 1950 et 60, à travers ses cours d’instruction religieuse et ses exigences en matière d’engagement chrétien : messe, prière, récollections, camp de Saints, JEC, « Fraternités de Foucauld-jeunes » … Elle est active dans ces deux dernières.

Françoise rejoint donc l’Université de Paris – Sorbonne pour entamer une licence de philosophie qu’elle termine en Juin 1964. Elle participe aux activités du centre Richelieu mais est surtout très active aux «Fraternités de Foucauld-jeunes» où elle fait partie des responsables nationaux. De 1964 à 1975, elle écrit de nombreux articles dans leur bulletin, et dans le bulletin « Communications », en lien avec Yves Gernigon.

Puis elle intègre une formation d’assistante sociale de 3 ans (1964-67) à l’Ecole des Surintendantes à Paris et poursuit en même temps une licence de Sociologie. A sa sortie d’école, en 1967, elle fait un séjour à la maison du Tubet à Aix-en-Provence, chez les Petites Sœurs de Jésus : elle se pose la question de savoir si elle entame une carrière d’assistante sociale, ou si elle s’engage au sein de cette congrégation, dans la famille du Père de Foucauld. Mais sa spiritualité où Dieu est toujours en question lui fait percevoir toute structure comme étant pour elle une impasse. Elle choisit donc de garder sa liberté et de marcher sur des routes moins institutionnelles.

Fin 1967, elle entre au Service Social d’Aide aux Emigrants (SSAE) à Paris, association financée par les Pouvoirs Publics qui s’adresse aux réfugiés politiques et aux travailleurs migrants, notamment maghrébins, portugais et espagnols. Pour mieux communiquer avec eux, elle apprend des rudiments de leurs langues.

Très vite, elle est déléguée syndicale CFDT de son entreprise jusqu’en 1977. De 1971 à 1978, elle siège aussi à la Commission Nationale Immigrés de la CFDT au titre du secteur « Santé et Services Sociaux ». En 1973, Françoise publie au Cerf, dans la Collection « Objectifs », un petit livre de 90 pages intitulé « Travailleurs immigrés dans la lutte des classes ». En 1976, elle participe avec d’autres militants à la rédaction d’un « Guide des Immigrés » de 224 pages, paru aux Editions Montholon de la CFDT. En 1977, la CFDT lui propose un poste de permanente syndicale, mais elle n’y donne pas suite. Début 1975, Françoise obtient une mutation au SSAE à Lyon. Là, elle travaille en lien avec les assistantes sociales polyvalentes de secteurs pour ce qui concerne les problèmes sociaux spécifiques des immigrés.

En 1979, elle s’inscrit à l’Université de Lyon pour apprendre le chinois. Elle démissionne de son travail d’assistante sociale, et passe l’année scolaire 1979-80 à Hong Kong comme professeur à l’Alliance française, pour apprendre le chinois de façon plus soutenue. En 1980, elle revient en France : la santé de son père, atteint de la maladie de Parkinson, se dégrade et elle va s’installer auprès de ses parents en Charente, pour aider sa mère dans les soins à apporter à son père. Pendant ces 2 ans, elle va faire constamment la navette entre Lyon et la Charente pour poursuivre son apprentissage du chinois à l’Université de Lyon auprès de Madame Li (cf. biographie, p. 47), professeure franco-chinoise dont elle restera très amie. Après le décès de son père en Octobre 1982, elle entame des démarches à l’Ambassade de Chine en France pour être embauchée par le gouvernement chinois comme professeur de français à l’Université.

Pendant 27 ans ensuite, de 1984 à 2010, elle est professeur de français successivement dans 3 universités provinciales :

  • –  A Xiamen d’abord, de 1984 à 1988, un port du continent au statut particulier de « zone économique spéciale », qui fait face à Taïwan dans la province côtière du Fujian ;
  • –  A Chongqing ensuite, de 1988 à 1995, dans la grande province de l’intérieur, le Sichuan : Cette ville immense (14 millions d’habitants) est un pôle de développement en pleine mutation ;
  • –  A Nanning enfin, de 1995 à 2010 : Cette ville du sud, à 150 km du Vietnam, est la capitale de la province du Guangxi qui héberge de nombreuses minorités ethniques chinoises. Là, elle s’implique dans l’association française « Couleurs de Chine » pour la promotion des étudiantes des minorités ethniques Miao et Dong.En Chine, elle est toujours logée sur le campus universitaire où elle enseigne, dans des conditions très spartiates au début, mais qui s’améliorent très nettement à mesure que la situation en Chine se transforme. Elle se nourrit également sur le campus universitaire et partage souvent les repas avec ses étudiants.Dans les années 1990, Françoise se rapproche de la Mission de France en particulier de ses membres qui vivent en Chine ; elle écrira trois articles dans la « Lettre aux Communautés » de la Mission de France, en 2005, 2012 et 2013. Pendant toutes ses années en Chine, Françoise écrit plusieurs centaines de lettres à sa famille, à ses amis.Elle passe l’année scolaire 2001-2002 en France en Charente auprès de sa mère diagnostiquée Alzheimer, avant que celle-ci ne soit admise à Paris dans une maison de retraite médicalisée. Début juillet 2004, revenue en France comme tous les ans pour ses vacances, Françoise est à nouveau auprès de sa mère qui décède à la fin du mois de Juillet.Durant l’été 2010, Françoise prend sa retraite et s’installe à Paris. Pendant un an, elle fait des allers-retours fréquents entre la France et la Chine pour rédiger avec un ex-collègue chinois de Chongqing, un nouveau livre d’initiation à la lecture de la presse écrite française, destiné aux étudiants chinois.

    Puis elle entame à Paris un travail de bénévole à l’association « Le Nid », qui œuvre contre le système de la prostitution, avec les personnes prostituées ; elle espère travailler surtout auprès des Chinoises.

    En juin 2011, elle connait les premiers symptômes de sa tumeur au cerveau ; elle est opérée en Avril 2012, et décèdera le 16 Février 2014 au Centre de soins Jeanne Garnier.

 

1961-1967 : Etudiante à Paris

Prière et vie

Bulletin « Fraternités de Foucauld – Jeunes » n°24, septembre 1964, extraits

En juillet 1964, le « camp de Saints » rassemble des étudiants, comme chaque année, et Françoise présente cette année-là, pour la journée « prière », un exposé qui rencontre beaucoup d’écho chez les participants. Du coup, on lui demande de mettre son exposé par écrit. En voici quelques extraits.

« Fils d’homme, ces ossements vivront-ils ? » (Ez.37)

Yahvé dépose le prophète au milieu d’une vallée, au milieu d’une vallée pleine d’ossements. Et Il lui déclare: «Ces ossements, c’est toute la maison d’Israël». Notre vie à chacun est continuellement défaite. Nous avons à retrouver la force de vivre.

Prier, c’est reconnaître en Dieu notre seule force de vivre – c’est reconnaître en lui le Vivant qui nous fait vivants, Celui qui appelle l’Esprit sur ces morts pour qu’Ils se dressent, comme un peuple debout, une immense armée. Prier, c’est revivre.

Nous sommes assoupis, nous nous traînons – et rien ne ressemble plus à la mort que le sommeil, à tel point qu’on dit des morts qu’Ils se sont endormis. « Tu passes pour vivant, mais tu es mort. Réveille-toi ! » (Ap.3, 1-2) Apprendre à prier, c’est apprendre à vivre. Que ce qui est mort en nous, ressuscite !

Comme le Prophète, nous nous tenons devant Yahvé, attendant son esprit créateur, et le Seigneur nous pose cette question : « Fils d’homme, ces ossements vivront-ils ? » Le Prophète répond : « Seigneur, tu le sais. »

« Cherchez, et vous trouverez. Frappez, on vous ouvrira. » (Mt 7,7)

(…) Et si notre désir est trop faible, demandons de désirer ! Il nous faut demander la foi, demander de savoir ce que nous voulons, de connaître celui que nous cherchons. Nous ne pourrons passer du temps avec Dieu, que si nous croyons qu’Il est vivant.

« Nous partons à la recherche de méthodes plus ou moins neuves et compliquées : aucune n’élude le problème de la foi. Tout est là. Il vaut mieux l’aborder en face. Relisez l’Evangile en vous proposant d’y « entendre ce que Jésus vous en dit. » (P. Voillaume)

La foi, c’est une question posée à Dieu. Croire, c’est demander avec insistance à Dieu qu’Il se révèle à nous…

« Va, place le guetteur, qu’il annonce ce qu’il voit, qu’il fasse attention, bien attention ! … Veilleur, où en est la nuit ? Le veilleur répond : Vient le matin, et puis la nuit. Si vous le voulez, interrogez … « (Is 21)

La foi, c’est une réponse donnée par Dieu. Croire, c’est, au cœur de la nuit, voir l’invisible et tenir ferme. (He 2,27)

« Le voyant a crié : sur la tour de guet, Seigneur, je me tiens tout le jour ; A mon poste de garde, je reste debout, toute la nuit. » (Is21)

« J’ai ouvert devant toi une porte que nul ne peut fermer » (Ap 3,8)

 

L’amour veut la constance, mais l’amour veut des excès. On fait des folies pour celui qu’on aime. Il ne suffit pas à l’amour de se donner chaque jour, Il faut qu’il se donne sans retour ; il faut qu’il « coule tout son navire sous lui et passe outre par la passion et par le désir » (Claudel).

Il faut tout mettre dans la balance, Il faut tout donner. Il faut être excessif, car « dire assez, c’est mourir » (St Augustin). « L’abîme appelle l’abîme » ; le raisonnable face à l’excès ne peut suffire. « La mesure de l’amour, c’est de ne plus connaître de mesure »

« C’est le Seigneur ! ». A ces mots, Pierre se jette à l’eau « (Jn21)

Dieu se révèle à ceux qui s’obstinent à Le chercher. Jacob se bat toute la nuit pour connaître celui qu’Il affronte « Je ne te lâcherai pas que tu ne m’aies béni ! » – et au petit jour, l’ange de Yahvé le touche à la hanche et lui donne un nom nouveau : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre Dieu, et contre les hommes tu l’emporteras. » (Gen33,23).

L’obstination et le courage qui ouvrent l’accès à Dieu, ce sont ceux de Job qui a tout perdu, qui refuse toute consolation fausse et en appelle à Dieu lui-même :

« J’ai à parler à Shaddaï… Je prends ma chair entre mes dents, je place ma vie en mes mains, il peut me tuer, je n’ai d’autre espoir que de justifier devant Lui ma conduite » (Job, 13, 3 et 14-15)

 

« La pauvreté en milieu hospitalier »

Bulletin des Fraternités de Foucauld- jeunes n°26, janvier 1965, extraits.

A l’automne 1964, Françoise entame sa formation d’assistante sociale, et est en stage de deux mois et demi en hôpital. Elle porte un regard acéré sur la réalité sociale qu’elle y découvre au quotidien, et met celle-ci en regard des textes des Ecritures qu’elle médite.

Ne pas passer à côté

« Un prêtre par hasard descendait par ce chemin. Il le vit, prit de l’autre côté de la route et passa. » (Luc 10)

A la consultation arrive une maman avec deux de ses enfants. Son mari est marocain, en arrêt de travail pour néphrite aigüe. Ils sont logés à cinq dans une pièce. Les enfants sont manifestement sous-nourris. Le « patron » entouré de ses assistants, internes, infirmières, feuillette le dossier. Sans la saluer, Il commence l’interrogatoire :

  • –  « Vous avez trois enfants ? » – oui docteur.
  • –  « Tous du même père ? » – oui docteur.J’en ai le souffle coupé. Madame A. n’a pas bronché. Elle a sans doute été tellement habituée à être traitée ainsi… L’enfant doit être hospitalisé. J’accompagne la maman dans le service, je lui porte ses paquets, Il me semble qu’Il y a une injustice à réparer. Deux jours plus tard, je sors de l’hôpital à midi. En attendant l’autobus, je la reconnais, assise dans l’abri. Elle est très myope et ne m’a pas vue. J’hésite cinq minutes avant d’aller m’asseoir à côté d’elle, engager la conversation, demander des nouvelles du petit Abdallah … Je n’étais plus «dans mes fonctions » …Le service de médecine générale reçoit les tentatives de suicide. En un mois je vois défiler plusieurs jeunes, entre dix- huit et trente ans, bonnes à tout faire, étudiants. Tous habitent des sixièmes étages.La semaine dernière, je suis allée voir une responsable de fraternité hospitalisée, je ne connais pas son numéro de chambre, et j’erre vainement. En désespoir de cause, je frappe à une porte. Une jeune fille m’ouvre, je lui demande de m’aiguiller. « Je ne connais pas mes voisins … »Une malade âgée est amenée dans le service. Elle a une longue plaie à la jambe, elle m’explique : « je suis tombée chez moi, je suis restée deux jours sur le carrelage … à me traîner jusqu’à la porte pour alerter des voisins. »

    « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho … » (Luc)

    « Rester disponible, garder une humeur constante avec les collègues, malgré la fatigue et les soucis, accueillir les nouveaux alors qu’on en a « plein le dos » des entrants, essayer de comprendre au lieu d’avoir envie d’envoyer bouler les parents qui ont peur que les enfants soient mal soignés. Ne pas « s’habituer », appeler les malades par leur nom, fermer la porte au moment de la toilette, accepter d’être dérangée vingt fois par les mêmes malades qui « abusent » …

    Dépasser une action individuelle

    Plusieurs fois par semaine les médecins reçoivent trois ou quatre à la fois dans la même pièce, les malades et les médecins entrent et sortent, on se croirait dans un hall de gare ; il y a jusqu’à 15 ou 20 personnes dans la pièce, on ne s’entend plus. Comment les parents peuvent-Ils se sentir en confiance, les grands enfants se dévêtir sans gêne ? « C’est comme ça » … Tout le monde le regrette. C’est tout. On s’arrange comme on peut. A la longue, on s’y fait très bien.

Les « patrons » font le jour et la nuit. Ils pourraient obtenir des améliorations en insistant. Eux seuls auraient le poids suffisant pour parvenir à quelque chose, s’Ils le voulaient. Sans aucun doute beaucoup s’intéressent aux malades, s’efforcent d’être attentifs à leurs difficultés… Mais qui réfléchit et travaille à ce que les conditions de l’hôpital changent ? La compétence médicale ne suffit pas. Il faut avoir réfléchi un peu au rôle qu’on va pouvoir jouer, avoir une formation large. Combien de futurs médecins complètent sérieusement leur formation médicale : législation hospitalière, problèmes de la Sécurité Sociale, psychologie… Tous « passent » à l’hôpital. Mais combien pensent qu’Ils sont responsables des conditions de vie des malades (et pas seulement de leur guérison ?) Quels contacts y a-t-Il entre infirmières et médecins, quelles seraient les bases et les moyens d’une action commune ?

Entre nous et vous a été fixé un grand abîme pour que ceux qui voudraient passer d’ici chez vous ne le puissent pas, et qu’on ne traverse pas non plus de là-bas chez nous ». (Luc 16) Chaque jour, je découvre qu’Il y a des abîmes qui séparent les hommes. Je vois combien je garde des habitudes et une mentalité de privilégiée. Etant d’une école privée, je peux me permettre (et en fait je me le suis permis) d’arriver en retard le matin… Les élèves de

l’Assistance Publique doivent signer le cahier de la surveillante, et tout retard est relevé.

Je n’avais jamais eu l’habitude d’être aux ordres des autres. Quand l’infirmière première m’a repris : « Mademoiselle, quand l’interne demande quelque chose, on doit courir », j’ai d’abord été surprise, puis j’ai ri. Même étonnement quand j’ai constaté que les étudiants en médecine ne vous adressaient pas la parole. Tout cela, je le « savais ». Il est donc des choses qu’Il faut voir.

J’ai beaucoup redécouvert la Bible, les psaumes imprécatoires… « Je vois en effet la violence et la discorde en la ville, de jour et de nuit elles tournent en haut de ses remparts » (Ps 55) et l’annonce du Messie : « Il sauvera l’âme des pauvres » (Ps 72), les premiers chapitres de l’Evangile : « Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres … Aujourd’hui, s’accomplit à vos oreilles ce passage de l’Ecriture » (Luc 4).

Il faut que l’abîme soit franchi. Comment croiront-Ils en lui, sans d’abord l’entendre ? Comment l’entendront-Ils sans prédicateur « ? Comment y aura-t-Il des « prédicateurs » si personne n’accepte de leur être envoyé (cf. Ro 10)

 

« Notre mission et le Père de Foucauld »

Bulletin « Fraternités de Foucauld – jeunes » n° 28, mai 1965, extraits.

La même année, Françoise, en formation d’assistante sociale, médite sur l’itinéraire de Charles de Foucauld

Le Père de Foucauld « missionnaire »

Ce qui est le plus frappant dans la vie du Frère Charles, c’est l’évolution qui la marque : Le Père de Foucauld, c’est d’abord un moine, à la Trappe, puis à Nazareth. A 42 ans, il y a un tournant radical dans sa vie, en pleine force de l’âge, il est ordonné prêtre et part au Sahara. Alors il va prendre de plus en plus conscience de cette immense masse d’âmes à sauver. Jésus qu’il a rencontré, il veut le faire connaître par tous les moyens.

« Désir passionné de sauver les âmes : faire tout et ordonner tout pour cela. Faire passer le bien des âmes avant tout. » Le Frère Charles entre alors de plus en plus en contact avec les hommes, il va s’insérer au cœur du peuple Touareg. Il quitte Beni-Abbès et son ermitage où il adorait l’Eucharistie pour s’enfoncer au cœur du désert vers les « brebis les plus éloignées ». Il laisse l’Eucharistie et va plus loin, pour « réaliser » le fond de l’Eucharistie : être Jésus-Amour donné aux hommes.

Comment cette évolution s’est-elle faite ? Par Jésus-Christ mieux connu et mieux aimé. Le Père de Foucauld est l’homme d’un désir, et c’est ce désir qui l’a mené de la Trappe à Nazareth, de Nazareth à Rome, de Rome au Sahara.(….) Dès 1911, le Père de Foucauld parle de « moines missionnaires », et à cette époque, trois points ressortent déjà :

  • –  l’imitation de la vie de Jésus,
  • –  l’adoration du Saint sacrement,
  • –  et l’établissement parmi les peuples infidèles les plus délaissés, sans oublier ce que lePère de Foucauld ajoute « en faisant tout pour leur conversion ».Il s’agit de vivre selon Jésus, selon la pauvreté de Jésus, une vie cachée au milieu des pauvres. (….)« Lorsque les circonstances l’exigeront, ils seront prêts aux audaces et aux initiatives propres à faire progresser le Royaume de Dieu. Dans ce travail d’évangélisation, ils seront particulièrement attentifs à ceux que n’atteignent pas les mouvements apostoliques. ». Ce qui doit caractériser les fraternités, ce qui définit notre place propre dans la mission de l’Eglise, c’est ce double souci de prendre des initiatives et d’aller à ceux qui sont le plus loin, de mettre l’Eglise là où elle n’est pas. (….)Il y a des mondes absolument étrangers à l’Eglise, et ceci dans tous les milieux. C’est là que la fraternité doit nous envoyer… Sortir des ghettos chrétiens pour aller là où Jésus est le plus inconnu, le plus méconnu. Aller en priorité auprès des pauvres, des plus délaissés, car c’est à eux que Jésus est envoyé en premier. C’est dans cette perspective-là que nous devons ensemble envisager notre avenir, notre orientation future, nos choix encore à faire. La fraternité doit nous rappeler ces priorités que nous avons accepté de mettre dans notre vie. (….)

 

Prier aujourd’hui – prière pour un temps de vacances

Bulletin « Fraternités de Foucauld – jeunes » n° 29, juillet 1965, extraits.

Nous ne pouvons prier qu’aujourd’hui. Il n’y a pas d’autre temps favorable, nous ne pouvons remettre à plus tard. « C’est aujourd’hui que je viens chez toi » (Luc, 19). Mais cet aujourd’hui est sans cesse changeant, au rythme des mois et des jours, des périodes de fatigue ou de découragement, de repos ou de joie, de travail ou de vacances. (…).

Comme Adam, invité par Dieu à passer en revue les créatures et à leur donner un nom, Dieu nous invite à entrer dans sa joie de Créateur. La première prière est cette longue répétition des merveilles de Dieu : « Maintenant je vais rappeler les œuvres du Seigneur, ce que j’ai vu, je vais le raconter » (Si 42,v.15). Longue prière du soir…

Il ne suffit pas d’admirer l’œuvre de Dieu, il faut en écouter le langage. La création parle de la grandeur et de la puissance de Celui qui a fait le Ciel et la terre. « Les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’œuvre de ses mains, le firmament l’annonce… » (Ps 19) (…)

Notre corps doit pouvoir être tout entier engagé dans cette rencontre de Dieu. Abraham tombe la face contre terre (Gen 17), Moïse retire ses sandales et se voile le visage devant la grandeur de Dieu (Ex 3), il lève les bras pour implorer Yahvé (Ex 17). David chante et danse en l’honneur de Dieu (2 Sm 6) ou s’assied paisiblement devant l’Arche d’Alliance pour écouter (2 Sm 7). Jésus monte en pèlerinage à Jérusalem, ou se retire au désert dans un lieu calme et solitaire, à l’écart dans la montagne. (….)

C’est à Jésus qu’il faut demander de nous apprendre à lire aujourd’hui les paraboles du Royaume qui se construit, comme il éduquait ses apôtres.

« Du figuier, apprenez cette parabole… » (Mc 13)
« Levez les yeux et voyez : Les champs sont blancs pour la moisson » (Jn 4, v.35) « Regardez les lis des champs… » (Luc 12, v.27).

La femme qui balaie sa maison pour retrouver sa monnaie perdue, la lampe à huile qui éclaire son intérieur, le père de famille qui embauche des ouvriers pour sa vigne, les gamins désœuvrés qui chantent sur la place du village… Tous ces petits faits de la vie quotidienne deviennent parlants. (….)

« Pourquoi es-tu si lent à aller vers Dieu, quand tu vois que ton cœur peut sans cesse se porter vers lui ? (St Jean de la Croix).

« Terre, terre, terre, écoute la Parole de Yahvé » (Jr 22, v.29). La prière est faite d’écoute et de silence. Le vent s’apaise autour d’Elie lorsque Dieu lui parle dans la brise légère (1R 19).

L’enfant Samuel prépare son cœur à recevoir le message de Dieu:«Parle, ton serviteur écoute » (Is 3). (…)

 

Lapaix–Pourqui?

Bulletin « Fraternités de Foucauld – jeunes » n° 31, début 1966, extraits.

Toujours élève assistante sociale, Françoise réfléchit ici sur la condition ouvrière, sur la violence et les injustices sociales acceptées par l’opinion publique, sur le devoir d’information concernant les réalités sociales, et sur l’impérieuse nécessité de ne pas se laisser enfermer dans une paix factice.

« Ils pansent la blessure de la fille de mon peuple à la légère, en disant : « Paix ! Paix ! » Alors qu’il n’y a pas de paix » (Jr 8, 11)

Ces jours-ci, je me suis plongée dans la lecture de « l’histoire du mouvement ouvrier ». Quand on réalise la situation des travailleurs il y a cent ans, on se demande si cela a pu être toléré. Et pourtant, les faits sont là :

Règlement des filatures de Tyldesley près de Manchester : 14 heures de travail par jour… amendes infligées :

Tout fileur ayant ouvert une fenêtre            1 shilling
Tout fileur allumant le gaz trop tôt              1 shilling
Tout fileur ayant ouvert trop largement son robinet de gaz    1 shilling
Tout fileur sifflant pendant le travail    1 shilling
Tout fileur malade qui ne pourra fournir un remplaçant donnant satisfaction, doit payer par jour, pour la perte d’énergie mécanique    6 shilling
Etc….

Bien sûr, il y avait des individus pour s’élever contre de telles exploitations… mais pourquoi les chrétiens de façon massive ont-ils été partisans de l’ordre et de l’ordre avant tout, alors que cet ordre était celui de l’exploitation des plus pauvres ? Il y a des situations massives d’injustice qui sont massivement « tolérées ».

A travers cette lecture, j’ai davantage pris conscience qu’il y a des situations qui sont violentes alors même que personne ne bouge.

« La paix spirituelle peut être plus sérieusement compromise par la somnolence de la tranquillité que par ces débats attachés à la vie professionnelle, par les cultes qu’appelle l’injustice ou par l’obsession quotidienne » (2 Co. 11) ou « le refus de céder (Gal.2.5) dont le souci d’une communauté peut être la cause » (M. de Certeau – Christus 41)

Pour moi cela pose deux questions :

  1. Il est facile de juger l’histoire à coup d’Evangile. Je m’étonne de l’inconscience des « autres », mais suis-je si sûre d’être en si bonne posture devant le Christ qui a faim, qui est seul, qui est nu, qui est prisonnier… (Mt. 25) ?. Est-ce que je ne me retrouverais pas dans les rangs de ceux qui, en toute « bonne conscience », ont ignoré les souffrances des autres ? L’information devient pour moi une exigence première de justice. A cette lumière, je redécouvre le « scandale » de situations auxquelles je m’habitue : l’exploitation de la main-d’œuvre étrangère, l’inégalité devant la culture, l’insuffisance de l’équipement en faveur des malades mentaux, le sous-développement…
  2. Une deuxième constatation : ceux qui ne sont pas directement victimes de l’injustice, ceux qui se trouvent, qu’ils l’aient voulu ou non, là n’est pas le problème – du côté de ceux qui profitent, ceux-là n’en prennent jamais conscience sans effort. Tout pousse ceux qui ne souffrent pas à s’isoler de ceux qui souffrent… Les riches s’isolent des pauvres, les français des étrangers, les croyants des non-croyants. Nous tendons à vivre dans un monde homogène et à nous y laisser enfermer. Qui sont mes amis ? Dans ma classe « j’accroche » plus facilement avec les filles qui ont eu la même éducation, qui ont les mêmes intérêts…

« L’abîme » qui sépare le riche de Lazare s’est inscrit dans la structure des villes : quels sont les arrondissements de Paris que je connais vraiment ? Dans un monde homogène, je vis « en paix » puisque j’ai éliminé, sans même le savoir, tous les « autres ». La paix n’est plus pour moi qu’un problème lointain, réservé aux chefs d’Etat… L’univers où je vis est sans tensions. C’est enfermés dans de tels cercles, de tels « milieux » qu’on en vient peu à peu à identifier la Paix avec l’ordre qu’assure notre sécurité.

« Combien de patiences, ne sont que des inventions anesthésiques, des gardes tenus infailliblement contre la peine, contre l’épreuve, contre le salut » (Peguy – Note Conjointe)

La paix qu’il faut construire ne peut jamais être celle d’un groupe seulement, d’un milieu, de quelques-uns, pas plus que celle d’un pays, d’une race … « Paix à vous qui étiez loin, paix à ceux qui étaient proches » (Eph. 2). Pour moi, la paix doit être de briser les cercles où je m’enferme, en sorte que peu à peu « il n’y ait plus qu’un peuple ».

La parabole du Bon Samaritain m’éclaire : le légiste demande : « qui est mon prochain ? ». Qui est celui envers qui je dois me montrer pacifique, de qui je dois me faire proche ? Jusqu’où doit s’étendre mon rayon d’action ? Et Jésus lui répond en renversant sa question : le prochain c’est celui dont on accepte de se faire proche… Il n’y a plus de catégorie, il s’agit de se faire le prochain de Tous.

« Quand on n’est pas ferme et solide dans sa peau l’on n’a rien à donner. On ne peut tendre la main ni servir d’appui ou de bâton. On nous a appris à ne pas avoir d’ennemis – comme s’il était possible d’être quelque peu fidèle sans se faire beaucoup d’ennemis ! Le commandement d’aimer l’ennemi ? Il me dit de ne pas rompre avec l’ennemi le lien du Corpus Christi, de ne pas le pousser par le geste de ma haine dans le désespoir dont je ne dispose pas plus que de l’espoir, de ne pas juger, de ne pas réprouver.

Mais ce mal ou cette erreur, ou simplement l’intérêt exorbitant qu’il sert, et plus que ce mal impersonnel, le nœud concret d’actes responsables qui en constitue le porteur inséparable, cela je puis et je dois le détester à travers le rayon de l’amour surnaturel.

Il faut renoncer au christianisme si l’on veut renoncer à cette dialectique écartelante des sentiments chrétiens pour les ramener à l’échelle des sentimentalités commodes. » (Emmanuel Mounier, L’affrontement chrétien)

 

1967 – 1979 : Assistante sociale auprès des immigrés

Les écrits de Françoise, pendant sa vie étudiante comme pendant sa vie d’assistante sociale ensuite, explicitent sa recherche spirituelle très exigeante, mais aussi d’une façon ou d’une autre sa découverte progressive de la réalité sociale qui l’entoure ; elle se montre très sensible aux injustices qui perdurent dans notre société parce qu’elles sont tolérées par le plus grand nombre.

Pour elle, recherche spirituelle et recherche d’engagement dans la société ne peuvent pas être dissociées. Le souci constant d’être attentive aux plus pauvres est prioritaire, et elle en tire les conséquences dans ses engagements professionnels et sociaux.

Si elle a abandonné la préparation à l’Ecole des Chartes et a choisi d’étudier la sociologie, c’est parce qu’elle se passionne pour la compréhension du fonctionnement de nos sociétés. Si ensuite elle a choisi la formation d’assistante sociale, c’est pour pouvoir ensuite agir au plus près des personnes les plus démunies, les plus vulnérables. Et si elle s’engage professionnellement au SSAE, c’est clairement pour se spécialiser dans le domaine international des réfugiés politiques et des travailleurs migrants, les deux publics auxquels s’adresse son employeur. D’une façon ou d’une autre, elle maintiendra toute sa vie cette dimension internationale dans son action. Au SSAE, son très fort engagement syndical traduit par ailleurs sa volonté d’être cohérente jusqu’au bout dans la mise en œuvre de sa démarche. Cette cohérence a beaucoup frappé ses collègues de travail.

 

Groupes de dialogue croyants – incroyants

Bulletin « Fraternités de Foucauld – jeunes » n° 48, 1970, extraits.

Yves Gernigon avait lancé en 1969-70, des « groupes de dialogue croyants – non- croyants ». En Mars 1970, il provoque un week-end à Méry sur Oise en région parisienne, pour un échange approfondi sur cette expérience nouvelle de « groupes de dialogue ». On retrouve les propos de Françoise dans l’un des derniers bulletins des Fraternités de Foucauld – jeunes, entièrement consacré au compte-rendu de ce week-end.

Le groupe dont j’ai l’expérience a démarré fin 1968 ; un soir, on a invité un certain nombre d’amis qui ne se connaissaient pas entre eux, et étaient de nationalités diverses (Vietnam, Mexique, Algérie, France) : 8 à 10 personnes, âgées de 22 à 35 ans. L’initiative est partie de deux chrétiens (deux zones de relations différentes ; nous ne nous connaissions qu’à l’intérieur de chaque « zone » ; certains étaient partis ensemble en vacances). Ce qui nous réunissait, c’était le désir commun de discuter en profondeur avec des gens différents, en partant des questions de la vie courante (on n’a jamais eu de thèmes de discussion).

Le groupe ne s’est pas arrêté à un échange d’idées : des relations d’amitié se sont créées par de petites choses (services rendus, week-ends passés ensemble…). Chacun amenait ses amis. Le repas pris ensemble, l’accueil les uns chez les autres, étaient très importants : celui qui accueillait voulait faire partager sa vie, accueillir complètement, et la discussion partait souvent de lui.

Le plus souvent, c’est autour de la question des CHOIX de notre vie que la discussion progressait, montant d’un cran : qu’est-ce qu’on sacrifie dans ces choix ? Au nom de quoi ? A quoi tient-on vraiment ? Exemple : nos amis mexicains (mariés) se posèrent un jour la question de leur retour au Mexique, des risques qu’ils prenaient (vu leurs idées politiques), de l’équilibre de leur foyer, etc… Cela nous menait parfois assez loin dans la remise en question, confrontant ce que nous disions et ce que nous faisions (cf. le critère évangélique : ils disent et ne font pas). Tout cela avec beaucoup d’humour d’ailleurs…

De cette expérience, je retiens cinq points qui m’ont frappée :

  • –  Je ne croyais pas qu’il y avait une possibilité de communication si facile, et cela m’a renduetrès attentive à toutes les occasions de rencontre en profondeur dans la vie quotidienne. Beaucoup de gens cherchent dans ce sens-là. J’ai découvert, par exemple, en prenant le café avec une amie, qu’elle faisait partie elle aussi d’un groupe de gens (une quinzaine) qui cherchaient à partager ce qui leur tenait à cœur, très librement. La majorité sont chrétiens, mais ils cherchent maintenant à s’ouvrir à tous. Une autre fois, dînant au restaurant avec des amis, pour un motif très minime on s’est interpelé entre deux tables et, je ne sais pas comment cela s’est fait, mais on a réuni nos deux tables et on a discuté toute la soirée : le métier, pourquoi on l’a choisi, qu’est-ce qu’on y cherchait : l’argent, l’indépendance, le service ?… A partir de cette attention nouvelle, j’ai découvert des tas de formes différentes de rencontres.
  • –  Cela m’a aussi amenée à me poser des questions sur la manière dont l’Eglise vit. Je fais partie d’un conseil paroissial, et, par exemple, je me suis demandé (avec d’autres) comment faire pour que les locaux paroissiaux (utilisés souvent pour des chrétiens) deviennent de véritables lieux de rencontre entre les hommes, des pôles d’attraction.
  • –  J’ai découvert aussi par notre expérience quelque chose de différent du dialogue social individuel qu’on a dans la vie avec des incroyants. Il y a là, pour moi, dans ce dialogue de groupe, quelque chose d’original que je n’arrive pas bien à définir théologiquement, mais qui me parait très important. Cela remet en question l’idée reçue de communautés chrétiennes bien vivantes qui envoient ensuite les chrétiens individuellement dans le monde. Il y a là autre chose : en même temps un fait d’Eglise (car plusieurs chrétiens sont réunis) et possibilité que la foi surgisse pour nous comme pour des non-chrétiens dans un « lieu » où tous peuvent être en vérité.
  • –  J’ai découvert aussi les difficultés du dialogue ; en particulier pour les chrétiens la difficulté de poser des questions, la tentation pour nous d’écouter, sans nous mouiller…
  • –  Le danger de nous arrêter à de fausses évidences. Exemple : une amie ayant passé un an dans un kibboutz nous confiait : « je suis prise dans un système et il m’est impossible de retourner en arrière (j’ai trop de biens), il est impossible de cesser d’avoir quand on a déjà ». Cela nous est apparu évident et on s’est arrêté là. Mais en fait, derrière cette évidence, il y avait question pour elle et pour chacun d’entre nous, à un autre niveau. Si je veux éviter cette superficialité, il faut que je note ces discussions, ces conversations, pour les reprendre et y réfléchir, sinon tout passe. Il faut avoir un esprit de recherche.Finalement c’est toujours Dieu qui est en question dans le groupe : on peut assez vite arriver à un accord au niveau des « valeurs », mais dès qu’on touche en profondeur à la question de ce qui fait notre « foi », il y a un palier à franchir… C’est là que l’échange progresse et que notre foi au Christ peut s’exprimer.

Et si les chrétiens commençaient par se mettre ailleurs » ?

Revue « Communication » n°2, 1973, extraits.

En 1972-73, les groupes de Fraternités de Foucauld jeunes disparaissent, de même que leur bulletin, mais Yves Gernigon a créé une nouvelle revue autour des questions de foi et d’incroyance, « Communication ». Il sollicite un certain nombre d’amis issus des Fraternités et des « groupes de base » ou « groupes de dialogue » pour des contributions et des interviews. Ainsi, celui de Françoise.

Quelle influence a eu ta foi dans ton engagement ?

Elevée dans un milieu chrétien (et dans l’enseignement libre), la vision que j’avais du monde s’inscrivait « naturellement » dans une perspective chrétienne. A défaut d’une culture humaine suffisante, la foi me permettait de me situer globalement par rapport à toutes les réalités par une sorte d’interprétation religieuse universelle. Je n’ai commencé à appréhender l’univers du politique qu’à travers un approfondissement de la foi :

  • –  D’abord par la lecture biblique, j’ai découvert l’histoire collective d’un peuple – libération d’un esclavage, exode et déportation de population – aussi, la forte expression des prophètes mettant en pièces le culte strictement « religieux » qui délaisse le droit et la justice
  • –  -Par cette lecture, je devenais « sensible » à certaines priorités données aux pauvres. S’approcher de Dieu suppose la prise en compta de la situation du pauvre, de l’opprimé. Ceci rejoignait une prise de conscience de plus en plus aigüe de l’injustice sociale – y compris dans ses aspects les plus globaux. C’est à cette époque que j’ai commencé à m’informer de ce qu’on appelait « Tiers-Monde ».La pratique de l’Action catholique étudiante m’a fait découvrir toutes les implications collectives du moindre « fait ». Au-delà d’un évènement précis, on apprenait à analyser les mentalités, comportements collectifs en cause, à en mesurer les conséquences, à chercher les moyens d’action. L’Action catholique m’a appris une « pratique chrétienne » qui n’était plus seulement culturelle, mais qui s’exerçait en groupe, mettait en jeu une collectivité, et s’inscrivait dans la durée.Cet approfondissement s’est fait sous le signe de la découverte d’une responsabilité de créer. Les « modèles chrétiens », le prototype de « monde chrétien » qu’on m’avait plus ou moins inculqué cédait le pas, dans l’action, à la conviction que ce qu’il nous revenait, c’était de frayer notre chemin, de trouver des formulations nouvelles à la foi.Et aujourd’hui ?Ce qui a été une « motivation » chrétienne, un tremplin au départ, me semble désormais bien loin. Les choix que j’ai à faire me semblent se justifier par eux-mêmes, sans nécessiter une référence chrétienne précise.

    Le biais par lequel j’appréhende aujourd’hui les réalités politiques, sont l’engagement syndical, ininterrompu depuis dix ans avec des responsabilités de plus en plus précises, le travail professionnel et ses contradictions (secteur social), les sciences humaines (notamment la sociologie).

    Quelles remises en question cela a amené dans la façon dont tu crois ?

 

Les proclamations générales ne sont plus crédibles. (…) Ce qu’une certaine analyse politique m’a fait saisir c’est que la position qu’on occupe dans la société, la place où on se trouve, influent sur le langage qu’on tient, sur l’interprétation de la réalité qu’on formule. On ne peut parler du point de vue de Dieu, de Sirius ou du haut d’une chaire « ex cathedra ». Et si les chrétiens commençaient par se mettre « ailleurs », est-ce que nous ne croirions pas autrement ?

Les points de rencontre avec la foi ?

Si, de fait, c’est à partir d’une pratique chrétienne que j’ai appréhendé le fait politique, dans l’action que je mène, il n’y a pas « d’arrière-pensée ». Les liens que je fais entre foi et politique, aujourd’hui, sont de l’ordre des concordances par exemple, certaines questions que je me pose sur le terrain « con-sonnent » avec des interrogations de l’Evangile. (….)

Et si le projet qu’on poursuit se veut universel, ne faut-il pas, en quelque sorte, pouvoir faire face à la « mort », à l’échec du groupe ? La lutte pour un projet politique se traduit concrètement par la lutte contre d’autres hommes précis.

Cette lutte à mort, jusqu’où la mener ? Quel droit d’exister à l’opposant ? (C’est la question concrète que pose le « refuge politique »). Dans tout l’enseignement biblique, l’étranger, l’ennemi ont une place capitale. Le comportement avec l’ennemi est précisément le point qui caractérise le croyant. Il ne s’agit pas principalement d’en faire un ami, mais de l’aimer, ennemi. En tant qu’ennemi, il renvoie à autre que lui et autre que moi. Il m’appartient de le combattre (pour le supprimer car tout combat y tend), mais pas de le supprimer, car lui et moi nous ne nous appartenons pas. (…)

« Tu n’es pas la réponse à nos questions, Seigneur, Tu n’es pas une consolation quand nous n’en pouvons plus… Tu laisses arriver ce qui arrive. Tu laisses vivre, Tu n’es pas ici, ni là, ni partout » (Oosterhuis).

Le « lieu » de la foi qui me semble de plus en plus un point central, c’est la mort et la résurrection de Jésus. C’est là que Dieu affirme la valeur absolue de l’homme à ses yeux, puisqu’il y sacrifie son propre Fils. L’avenir de l’homme, nous le savons maintenant, vaut la mort de Dieu. Tout vécu humain y prend une importance illimitée. C’est aussi là – et par le même acte – que Jésus affirme que l’obéissance au Père vaut la mort de l’homme. L’homme qui a reçu tous les pouvoirs, alors que tous les projets humains pourraient prendre un jour fantastique – y renonce, et renonce jusqu’à sa vie, pour Dieu.

 

« Travailleurs immigrés dans la lutte des classes »

En 1973, Françoise fait éditer un petit livre de 90 pages intitulé « Travailleurs immigrés dans la lutte des classes », aux Editions du Cerf, dans la collection Objectifs. Il sera diffusé à 4900 exemplaires. C’est aussi en 1973 que le Congrès annuel de la CFDT a voté pour la première fois une « motion » très construite sur la position du la Confédération vis-à-vis des travailleurs immigrés, logiquement très proche sur le fond des orientations proposées dans le livre de Françoise.

Dès l’avant-propos, Françoise plante le décor : Quelle est, quelle sera, la place de ces travailleurs migrants venus d’autres horizons, dans la lutte des classes ?

Dans un premier chapitre intitulé « l’immigration et ses mythes », elle décrit trois points de vue distincts sur les immigrés, qu’elle rencontre autour d’elle et qui lui semblent être des constructions imaginaires : La visée « tiers-mondiste », la pensée en termes de « nationalités » , et enfin le langage de la « marginalité ».

Dans le deuxième chapitre intitulé « Les travailleurs immigrés sont-ils des marginaux ? », elle s’interroge sur le fait que les immigrés ont un statut spécifique, et elle répond en 4 points :

  • –  Leur discrimination est très rentable pour les entreprises et pour l’Etat : Cette population ouvrière d’hommes seuls, séparés de leur famille comme le sont nombre d’entre eux, permet de réaliser des économies considérables au niveau des équipements collectifs (écoles, logements familiaux, équipements de santé, prestations sociales…)
  • –  Il y a de puissants intérêts politiques en jeu : On note, depuis 1968, une volonté de contrôle et de remise en ordre visant à mieux ajuster l’immigration aux besoins des grandes entreprises, à se donner les moyens d’utiliser l’immigration comme un moyen d’action sur la conjoncture de l’emploi en renvoyant ces travailleurs chez eux au bon moment. (….) Les travailleurs sociaux se voient investis de la tâche « d’adapter » les familles à un cadre de vie sur lequel ils n’ont aucune prise réelle (logement, transports, école, législation sociale, etc.)
  • –  On trompe l’opinion publique : Tout est fait pour préserver en tout Français la conviction que la France est « la » terre d’accueil par excellence.
  • –  La police d’immigration devient l’interlocuteur des immigrés : Ces circulaires (Fontanet et Marcellin) ont abondamment fait parler d’elles, tant il est vrai qu’il a fallu cette occasion pour que certains saisissent (…) la mécanique qui isole pour mieux l’asservir une catégorie de travailleurs. (…). Il n’est pas besoin de souligner que le recours maintenant généralisé et permanent des immigrés à la police va considérablement renforcer le contrôle et la surveillance qu’elle exerce déjà sur cette population.Un troisième chapitre traite des « travailleurs immigrés dans l’action », et en développe trois aspects : Les immigrés sont très vite « hors-la-loi » pour faire reconnaitre leurs droits, du fait de leur statut spécifique. La lutte pour l’égalité des droits est un vaste chantier dans lequel l’existence même de la carte de travail est sans doute celui qui pèse le plus lourd. Et il est nécessaire de prendre en compte les réalités culturelles et historiques propres des immigrés si l’on veut avancer.Un dernier chapitre est intitulé « Français, immigrés ou travailleurs ? » : il insiste surtout sur le fait que les travailleurs immigrés sont d’abord des exploités.La presse ou l’opinion retiennent des différents mouvements de grève menés récemment par les travailleurs immigrés, leur statut « d’étrangers ». Peu de détails sont donnés sur les entreprises qui les emploient « au noir », sur le marché du travail parallèle qui les utilise (…). On ne saisit pas la discrimination qui isole les travailleurs « étrangers » comme un des éléments d’une mécanique de division qui prend d’énormes proportions. C’est qu’on ne prend pas la mesure du mouvement qui transforme actuellement l’entreprise, sa gestion, ses relations de travail, en une véritable jungle qui s’oppose à toute forme d’organisation des travailleurs, et menace à terme toute possibilité de lutte. Les mécanismes de division classiques sont bien connus : multiplication des statuts et catégories professionnelles, minutieusement cloisonnées, multiplication des conventions collectives dans les mêmes secteurs professionnels, etc. (…)

Associer les immigrés à la lutte suppose qu’on s’engage dans un combat international de classe. Il faut d’abord prendre conscience que les migrations internationales de travailleurs sont un des aspects des migrations du travail qui caractérisent l’essor du capitalisme industriel. (…)

Parallèlement aux migrations des hommes, il y a en effet une migration des capitaux : les grandes firmes multinationales vont s’investir dans des pays d’émigration pour profiter d’une main d’œuvre disponible, peu exigeante, et rentabiliser plus encore leur production. (…). Il faut) remettre en question la « rationalité » de la division du travail et de sa parcellisation. (…)

« La parcellisation et la répétitivité des tâches étaient attribuées au souci de rationaliser la division technique du travail. Et c’est celle-ci qui semblait requérir que les parcelles de travail répétitif et non qualifié fussent programmées, surveillées, chronométrées et coordonnées par des techniciens responsables de tout ou partie du processus de travail » (A. Gorz, « Les temps modernes »)

Tant qu’il y a une nécessité « technique » à ce « travail en miettes », on tient une justification « politique » au recours à la main d’œuvre étrangère et un instrument de division : « leur présence vous évite ces tâches dégradantes ! » sera le langage tenu aux travailleurs nationaux.

Elle termine le livre par cette phrase : Dépasser les réflexes de « solidarité » pour découvrir la solidarité comme une nécessité qui s’impose, suppose qu’une analyse politique soit menée à partir des réalités les plus concrètes, cherchant les points d’ancrage d’une action commune.

 

Y a-t-il un avenir pour la foi ?

Revue « Communication » n°9, janvier 1975, extraits.

En juillet 1974, Françoise passe quinze jours au Portugal. Elle a beaucoup travaillé à Paris au service d’immigrés portugais, a appris leur langue et sympathisé avec nombre d’entre eux. La longue dictature de Salazar, de 1932 à 1968, avait maintenu ce pays sous une chape de plomb ; son successeur Caetano a été renversé en Avril 1974 par la « révolution des œillets », qui a entrainé la décolonisation pour la Guinée Bissau, le Mozambique, et l’Angola, et le pays vit alors une période intense de changements sociaux et de vie politique. C’est sur l’Eglise au Portugal et la foi dans ce pays que se focalise l’analyse de Françoise

J’ai la conviction que l’Eglise portugaise va devoir faire face à une mutation extrêmement violente et rapide, devant laquelle les structures et analyses classiques sont tout à fait inappropriées. Cette mutation m’intéresse aussi parce que c’est celle de toutes les Eglises latines d’occident. Mais la rapidité d’un mouvement permet parfois de le mieux percevoir. Un exode massif se laisse mieux voir qu’un départ jour après jour, sur la pointe des pieds. (…)

Y a-t-il un avenir pour la foi ?

Ceux qui, au Portugal, vivent dans ce changement politique sans en être « traumatisés », ceux qui accompagnent cette recherche et sont mêlés à la mise en place difficile de structures nouvelles, se situent, pour la plupart, complètement en marge de l’Eglise institutionnelle … C’est un fait d’évidence. « Reconnaissons que les « martyrs » du régime oppressif étaient presque tous des non-chrétiens et des gens du peuple (et fréquemment aussi des militants indésirables de l’A.C.O.) », écrit le journal diocésain de Porto du 19.7.74.

Colosse aux pieds d’argile, l’Eglise portugaise semble solidement implantée parce que ses structures se sont appuyées sur la « stabilité » d’un régime. Mais la terre, depuis des années, s’est mise à bouger, et maintenant apparaît le vide qui s’est creusé, même si officiellement elle veut encore l’ignorer. Si elle a une influence réelle dans le milieu rural du Nord, elle ne s’est jamais implantée en monde ouvrier. Quant aux « militants » chrétiens des dernières années, ils ont eu maille à partir, tant avec la police qu’avec l’Eglise établie.

Face à cette situation, les réponses classiques (rénovation liturgique, catéchèse moderne, mission ouvrière, « pastorale humanisante », selon les termes du même journal diocésain de Porto), sont inadaptées et insuffisantes. Plus que dans toute autre Eglise latine, la fragilité présente de l’Eglise portugaise prélude à une crise sans précédent, qui sera une exigence de recherche d’un mode de vie ecclésial radicalement nouveau. Les brèches ne peuvent être colmatées à bon compte devant une question radicale : y a-t-il un avenir pour la foi ?

En cela, ce qui se vit au Portugal dans les années qui viennent est vital pour les autres Eglises, latines notamment. Elles sont confrontées aux mêmes questions, avec plus de risques de se les masquer, et de vivre d’illusions et de repli sur soi. Au Portugal, l’espoir est du côté où, tout doucement, un petit nombre de chrétiens cheminent avec des hommes et des femmes qui n’ont jamais vécu dans la sphère culturelle ou institutionnelle de l’Eglise. (…)

« Je me demande souvent pourquoi un instinct chrétien m’attire fréquemment davantage vers les hommes sans religion que vers les religieux, pas du tout dans une intention missionnaire, mais j’aimerais dire « fraternellement ». Tandis que j’appréhende souvent de prononcer le nom de Dieu devant les gens religieux, parce qu’il semble sonner faux, je peux parler tout tranquillement et naturellement de Dieu avec des hommes irréligieux. » (Dietrich Bonhoeffer, Résistance et soumission.)

 

Début 1975, Françoise, qui mène depuis 7 ans une vie professionnelle et syndicale intense, est un peu épuisée et éprouve le besoin de changer d’air ; elle obtient de son employeur, le SSAE, une mutation pour Lyon. Là, elle intervient en appui aux assistantes sociales polyvalentes du Conseil Général du Rhône, pour les aider à résoudre les problèmes sociaux des travailleurs immigrés, notamment à Villeurbanne. Son expérience et ses connaissances des textes réglementaires les concernant sont très appréciés.

En liens avec son travail professionnel, elle s’intéresse en particulier aux maghrébins, et noue des relations d’amitié avec certains d’entre eux. Elle intègre par ailleurs un groupe de réflexion sur l’accueil des immigrés maghrébins avec le père Henri Le Masne1.

Elle suit par ailleurs des séminaires mensuels organisés par Denis Vasse pour des psychanalystes2. Elle lit Saint Jean de la Croix, Georges Morel « Le sens de l’existence selon Saint Jean de la Croix »), Paul Beauchamp, Michel de Certeau, Denis Vasse, Levinas, Martin Buber.. Elle consacre au moins un week-end par mois à la prière, chez les Jésuites au Chatelard, ou bien dans l’Isère.

Elle va fréquemment à Paris pour des réunions syndicales au SSAE et à la Confédération CFDT, et elle est une habituée du train de nuit qui existait à l’époque entre Lyon et Paris. En 1976, elle participe avec d’autres militants à la rédaction d’un « Guide des Immigrés » de 224 pages, paru aux Editions Montholon de la CFDT. Il est sous-titré : « Un guide pour le séjour, l’emploi, l’introduction des familles, le logement, la sécurité sociale, les libertés des immigrés en France. Pour s’y retrouver et pour agir ! ». A l’automne 1977, la direction de la CFDT choisit de renforcer son intervention concernant les travailleurs migrants et les politiques publiques les concernant ; Françoise est la première sollicitée pour occuper un poste de permanente syndicale supplémentaire, notamment dans le domaine de la formation syndicale, mais elle décline la proposition.

En juin 1978, interrogée sur son orientation à venir, elle se dit incertaine (voir dans le dossier internet son interview par Yves Roger-Machart en Juin 1978) :
« L’avenir ? Je sais ce que je ne veux pas faire. Ce n’est déjà pas mal ! Peut-être éventuellement même ne pas faire de service social pendant un certain temps. Je ne veux pas faire de formation à temps plein. Je ne veux pas être permanente syndicale. On m’avait proposé des postes de formateurs, mais ça ne m’intéresse pas. Je voudrais un travail sur le terrain… »

1 Ordonné prêtre en 1949 pour le diocèse de Lyon, Henri Le Masne se voit confier dès 1953 par le Cardinal Gerlier une mission particulière d’accueil des immigrés maghrébins. Proche de la spiritualité du père Charles de Foucauld, il œuvre dans ce sens pendant des dizaines d’années. Il est décédé à Lyon en 2009, à 87 ans

2 Denis Vasse est originaire d’Algérie où il a fait ses études de médecine de 1951 à 1957. Il s’est formé à la psychanalyse à Paris auprès de Jacques Lacan et Françoise Dolto, et a participé à l’Ecole Freudienne de Paris dans les années 1960 et 1970. Il organise des séminaires mensuels pour psychanalystes à partir de 1972. Il est par ailleurs ordonné prêtre jésuite en 1971, après des études débutées en 1962. Il est décédé en mars 2018. Voir le site http://denis-vasse.com/

 

1979-1983 : Années de transition

Françoise commence à s’intéresser à la langue chinoise en 1979, et s’inscrit à l’Université de Lyon pour y suivre l’enseignement académique du Mandarin. Puis elle quitte son emploi d’assistante sociale pour aller à Hong Kong travailler la langue chinoise pendant une année scolaire (1979-80) ; là-bas, elle loge dans une famille chinoise, et elle gagne sa vie en étant professeur à l’Alliance Française.

En 1980, son père est atteint de la maladie de Parkinson ; sa mère prend en charge son mari en Charente, mais la tâche devient vite trop lourde, et Françoise décide de la rejoindre pour l’aider, car la prise en charge du malade repose alors entièrement sur les proches.

De 1980 et jusqu’au décès de son père en Octobre 1982, elle est donc installée en Charente, mais elle s’est ré-inscrite à l’Université de Lyon pour poursuivre ses études de chinois, et elle va faire constamment la navette entre Lyon et la Charente pendant deux ans. Quand elle vient à Lyon pour suivre ses cours, elle est logée chez son amie Geneviève Gibert. A l’Université de Lyon, elle a notamment pour professeur Madame Li, une franco-chinoise avec laquelle elle restera toujours liée d’une fidèle amitié. (cf p.47)

Ce temps qu’elle passe auprès de son père malade, comme plus tard l’année scolaire qu’elle passera auprès de sa mère en 2001-2002, sont des temps où elle se plie à la tradition immémoriale d’assistance aux parents âgés qu’une fille célibataire est tenue de respecter. C’est aussi le moment où elle conforte, enracinée dans la tradition d’une famille chrétienne de longue date, la décision de faire une rupture très importante dans ses orientations précédentes pour se lancer dans l’aventure chinoise.

Toute sa vie, Françoise va rester extrêmement fidèle à sa famille, très proche de ses parents, et maintiendra de bonnes relations avec ses frères et sœurs, leurs enfants et petits-enfants, et de nombreux cousins. Ses vacances annuelles en France seront toujours l’occasion de nombreuses rencontres familiales, et elle aura de multiples échanges épistolaires tout au long de l’année avec les uns et les autres.

Début Novembre 1981, elle est présente aux obsèques d’Yves Gernigon à Saint Merry à Paris, présidées par le père Xavier de Chalendar, et y donne son témoignage sur leur longue et forte relation d’amitié.
En 1983, après le décès de son père en Octobre 1982, elle entreprend des démarches à l’Ambassade de Chine à Paris, et elle obtient d’être embauchée par le gouvernement chinois pour être professeur de français en Chine, à l’Université : C’est un grand saut dans l’inconnu pour une nouvelle tranche de vie très différente de la précédente, sans filet de sécurité du point de vue financier (elle sera payée par la Chine au tarif chinois d’un professeur, sans commune mesure avec les salaires français, et devra cotiser à la Sécurité sociale en France pour sa future retraite), et du point de vue de sa santé car à l’époque les hôpitaux chinois sont encore bien peu développés.

 

1984-2010 : Professeur de français en Chine

Pourquoi professeur de français, pourquoi la Chine ?

Françoise n’a pas beaucoup explicité ses choix. Dans son travail d’assistante sociale et de syndicaliste, Françoise avait toujours aimé la formation et la dimension pédagogique de ses fonctions ; c’est donc bien logiquement que la CFDT lui avait proposé un poste de permanente dans le domaine de la formation syndicale, et il est évident que le métier de professeur lui allait comme un gant. Par ailleurs, pétrie de notre culture française et européenne et de ses racines gréco-romaines, Françoise a sans doute aussi été séduite par la langue et la culture chinoises, fruits d’une autre civilisation millénaire, très différente, mais aussi ancienne que la nôtre. Professeur de français était donc parfaitement adapté à ses goûts et à ses capacités. A sa collègue Michelle Guérin, assistante sociale à Lyon qui lui avait demandé pourquoi la Chine, elle avait répondu : « Parce que c’est un pays qui va devenir important dans le monde ». Elle savait comme tous que cet immense pays représente une part de plus en plus importante de l’humanité, que les évènements politiques du XXème siècle lui avaient fait prendre des orientations tout à fait nouvelles, et elle anticipait plus que d’autres la montée en puissance de ce pays.

Mais c’est plus tard à ses amis de la Mission de France qu’elle a donné la raison profonde de ce choix de la Chine : « C’est pour ma foi que je suis en Chine. Etre en Chine, ça m’aide à croire ». Elle constate d’expérience que c’est dans ce pays éloigné de l’Eglise que sa foi, essentielle pour elle, peut vivre. Françoise avait longuement médité les écrits et la biographie de Charles de Foucauld qui a consacré sa vie au monde musulman et aux Touaregs en Algérie, à Tamanrasset. Elle a par ailleurs bien connu de nombreux Maghrébins dans son travail d’assistante sociale, mais elle n’avait pas d’attirance particulière pour le monde musulman qui a tant marqué le père de Foucauld. Par contre, elle a peut-être entendu Paul Beauchamp, jésuite exégète qu’elle appréciait beaucoup, lui parler de ce pays où il a vécu 3 ans et qu’il a beaucoup aimé. Et sa rencontre avec Madame Li, son professeur de chinois à l’université de Lyon, avec laquelle elle a vite sympathisé, a dû aussi la conforter dans son intérêt pour la Chine.

En 1984, quand Françoise commence à enseigner en Chine, ce pays n’est pas encore marqué par la grande mutation économique impulsée par Deng Xiaoping : c’est encore très largement un « pays sous-développé », avec un régime politique hyper-dirigiste, dont tous les secteurs économiques et sociaux sont terriblement arriérés. Mais quand elle le quitte en 2010 pour prendre sa retraite, la Chine est devenue la deuxième puissance économique mondiale et connait des taux de croissance qui font pâlir de jalousie tous les pays industrialisés de l’OCDE ; l’Asie du Sud et de l’Est devient le premier pôle économique mondial, et en Chine beaucoup de choses ont changé dans les façons de vivre, dans la culture, dans l’opinion publique.

La Mission de France

Au fil des ans, elle rencontre quelques autres rares français qui travaillent en Chine, et fait ainsi connaissance de plusieurs prêtres de la Mission de France avec lesquels elle sympathise : Le style et le sens de leur présence dans le pays lui plait, elle y retrouve ses propres motivations. Progressivement, elle va se rapprocher de la Communauté Mission de France et finalement intégrer ses équipes de façon définitive dans les années 1990 : c’est la famille spirituelle dans laquelle elle est à l’aise. A Chongqing notamment, elle voit souvent Jacques Leclerc du Sablon prêtre et professeur dans une Faculté d’agronomie non loin de là ; dans un livre intitulé « Une longue marche en Chine avec l’Evangile » (2006, Editions Karthala), Jacques parle de Françoise : « Nous étions voisins, à une cinquantaine de kilomètres, et nous nous retrouvions régulièrement, pour l’amitié, l’échange et la célébration eucharistique. Depuis toutes ces années, nos vies, celle de Françoise et la mienne, la laïque et la sacerdotale, se ressemblent dans un quotidien qui se nourrit de peu de signes (…) ». Déjà dans son livre « J’aime les lointains » (1996, Editions Desclée de Brouwer), Jacques relate le sens de sa présence en Chine, et il parle de Françoise en ces termes : « Je me souviens de ce que me disait une amie vivant en Chine depuis des années : ‘C’est pour ma foi que je suis en Chine. Etre en Chine, ça m’aide à croire.’ »

 

Ma vie en Eglise, en Chine

Pour les Journées pastorales des aumôneries francophones hors de France, qui ont eu lieu à Issy les Moulineaux début septembre 1998, Jacques Leclerc, prêtre de la Mission de France en Chine, sollicite Françoise pour un témoignage sur sa vie en Eglise en Chine. Extraits.

Au long des années que j’ai passées en Chine, j’ai chaque fois pris contact avec l’église locale et j’ai pu la « fréquenter », sauf à Daqing. Je l’ai fait parce que cela me semble aller de soi. Il est évident qu’on vit aussi la foi de l’église avec des groupes d’affinité avec lesquels il est possible de réfléchir et d’approfondir parce qu’on a le même langage ou des questions proches. Mais ce n’est pas tout. L’Eglise n’est pas la somme ‘d’associations’ où les gens se regrouperaient par affinités, une ‘superstructure’.

Il me semble important d’entendre la « convocation » à l’Eucharistie et de retrouver en ce lieu de Chine le germe visible de l’Eglise que l’Esprit construit dans ce peuple précis. Ma foi est nourrie de cette décision constamment à reprendre de me « mettre en route » (mes pieds qui font cette heure de déplacement portent cette foi) et de rester fidèle à l’écoute de la Parole et au partage du Pain. Partager l’Eucharistie avec la communauté chinoise locale, c’est me remettre dans l’attitude de recevoir la Parole d’un Autre, des autres. Il ne s’agit pas tant de me dire « j’y vais ou je n’y vais pas », que de ré- entendre une « convocation » (ecclesia) à laquelle je peux répondre.

J’y reçois le témoignage d’une communauté de pauvres (« ni des sages, ni des riches, ni des puissants ») très proches de tous ceux que je peux rencontrer dans la rue, l’autobus, au marché ou sur le campus. Ce qui s’y dit est souvent très essentiel : fraternité, service, confiance, liberté par rapport aux biens matériels. Cela m’aide à vivre « l’ordinaire » de ma vie quotidienne, elle aussi faite de peu de choses.

La messe est dite en grande partie en langue locale, parfois en mandarin. Il semble y avoir au moins à N. une certaine pression officielle pour l’emploi du mandarin, qui est aussi justifié sans doute par le fait que la langue « locale » est exclusivement celle de la ville alors que l’assemblée est plus diverse. C’est le rite conciliaire qui est adopté et à Nanning il n’y a aucune différence avec la célébration d’une paroisse française ordinaire, quoique « patriotique » ; la mémoire du pape est toujours évoquée par exemple. L’ambiance est très chaleureuse car beaucoup de paroissiens se connaissent et il y a de plus en plus de nouveaux baptisés.

Il me semble que ma présence apporte un signe de « catholicité » auquel la communauté est très sensible. Nous sommes plusieurs étrangers et à Pâques un Congolais a été baptisé au milieu d’une trentaine d’adultes chinois. Nous n’avons pas de traitement spécial et sommes généralement mêlés à la foule. Plus d’une fois, j’ai été sollicitée pour figurer sur une photo de mariage ou de baptême. Ce n’est pas une simple curiosité ou l’intérêt d’avoir un « long nez » sur la photo, comme j’étais tentée de le croire un peu vite. Chaque fois, l’invitation est très explicite : « c’est parce que nous sommes croyants ensemble ; comme cela c’est vraiment l’Eglise ; tous les croyants sont une même famille ; dans l’Eglise il n’y a pas de nationalités » (…)

Les seules difficultés que peut poser cette communauté pour des étrangers de passage me semblent être :

– Le problème de la langue, surtout pour les enfants et les jeunes moins familiarisés avec la liturgie et qui ne « s’y retrouvent pas ».

  • –  L’horaire : une seule messe très tôt et démarrant parfois avec 30 à 60 minutes de retard !
  • –  La longueur (notamment du sermon : une demi-heure) plus difficile à supporter à cause dela langue. Le tout dure toujours plus d’une heure.Bien sûr il faut d’autres moyens de vivre et de nourrir la foi, mais sur ce point il faut être inventif. A Daqing, avec B. nous nous retrouvions presque tous les jours pour un petit moment de prière avec l’Evangile du jour. Pour les fêtes (Noël, Pâques), une rencontre de prière et de méditation était proposée à tous (participation 5 – 6 personnes).Pourquoi n’ai-je pas fréquenté la communauté à Daqing ? La situation locale de conflit rendait la place des étrangers très difficile à tenir. Ils étaient aussitôt pris en otage et utilisés comme porte-drapeaux involontaires par une des deux factions. Situation exceptionnellement confuse puisque l’évêque « patriotique » était celui reconnu par Rome et non celui qui avait été choisi par l’Eglise locale non officielle. Ces tensions avaient aussi pour conséquence que la Sécurité et le Bureau officiel des Affaires Religieuses suivaient tout de très près. Leçon bien claire : une communauté divisée ne peut être accueillante aux étrangers. Elle ne sait que « annexer ».A vrai dire, je ne me suis jamais préoccupée à priori d’avoir ou de ne pas avoir de « communauté » en Chine, sachant qu’il me faudrait de toute façon essayer de vivre le mystère de l’Eglise dans des formes certainement nouvelles (mais n’est-ce pas un des sens du sacrement de confirmation ?) : l’accueillir quand elle m’est donnée, la découvrir lorsqu’elle est cachée, l’inventer ou l’imaginer avec d’autres quand elle est à construire – et le plus souvent les trois à la fois.

Je suis en Chine depuis vingt ans

Feuille d’information Communauté Mission de France, 25 avril 2004, extraits

« Parler », voilà bien un mot qui m’effraie encore beaucoup parce que « parler » c’est bien parler dans une langue donnée. Comment parler chinois ? Quand on se trouve devant une langue et une culture si complexe, une expérience de l’humanité si longue, si vaste et différente de l’univers d’où l’on vient, on éprouve surtout qu’on a à apprendre. Après vingt ans dans ce pays, je me sens encore au seuil de cette culture et de sa langue, consciente que je ne fais que balbutier. (….)

Lorsque la langue qu’on aborde n’a aucune racine ni aucunes structures communes avec sa langue maternelle, c’est un vrai saut dans l’inconnu sans rien de familier à quoi se raccrocher (…)

Entrer dans une langue comme le chinois, (…) c’est aussi une expérience de Pentecôte. D’abord, parce qu’il m’est donné souvent de découvrir qu’au-delà des mots, quelque chose « passe ». Par exemple lorsqu’avec une collègue chinoise, nous nous retrouvons pour admirer ensemble le geste généreux d’un jeune d’origine paysanne qui sacrifie l’essentiel de son premier salaire pour aider une famille voisine de son village à payer la scolarité au collège de leur fille. Ensemble nous partageons la joie gratuite devant ce témoignage d’humanité profonde. Pour moi, c’est là une expérience de Pentecôte : ensemble nous pouvons nous réjouir de ce que l’Esprit fait dans le cœur d’hommes et de femmes de bonne volonté.

Mais aussi parce que ce à quoi on aspire, ce sont des paroles chargées de vie. Plus que jamais – et cela m’a été dit et redit par beaucoup, étudiants ou collègues – on rejette les mots « vides », les mots « creux ». Lassés par trop de propagande, les gens attendent des paroles simples mais vraies et surtout que les actes soient conformes à ce qu’on dit. Un oui qui soit oui, un non qui soit non

Exprimer explicitement la foi ?… Je ne sais pas très bien comment répondre. On me pose rarement de questions précises. Mes collègues et la plupart des étudiants savent que je suis croyante et que je me rends régulièrement à l’église mais cela ne suscite aucune curiosité de leur part. A vrai dire cela n’intéresse guère. (…)

La Bible intéresse, et pas seulement à cause des « belles histoires » qui sont connues de beaucoup comme le jugement du roi Salomon ou l’histoire de Ruth. Il m’est arrivé plusieurs fois de citer ou de présenter un passage de la Bible et à chaque fois cela a été l’occasion de discussions assez profondes.

S’il fallait résumer ce que signifie pour moi parler de foi – je voudrais dire d’abord tout le travail, toute la patience, tout le temps nécessaire pour parler, pour remplir les paroles de vie et pour entrer dans l’écoute des autres. Exigence d’incarnation. Essayer de parler dans une langue étrangère c’est apprendre à parler.

Faire ce travail est pour moi une expérience spirituelle, il y faut une foi – une confiance en la possibilité d’engager et de recevoir la vie dans la parole – un désir de rencontrer l’autre, dans sa façon de s’exprimer et au-delà des mots toujours insuffisants. Tant qu’on cherche à « se » faire comprendre, on est dans l’impasse. Parfois il y a la surprise de découvrir qu’on est compris. La reconnaissance que « l’Esprit est à l’œuvre dans le monde et achève toute sanctification. »

 

Chemin eucharistique de baptisée Comment vivre l’Eucharistie dans l’absence ?

Lettre aux Communautés, n°231, juillet-août-septembre 2005, extraits

Pour situer mon texte, quelques précisions.

(…) Partout où j’ai travaillé en Chine j’ai rencontré des hommes et des femmes qui venaient dans ce pays dans le désir de connaître, de rencontrer des personnes et une culture dont ils se sentaient éloignés. Dans le désir d’élargir, grâce à ce contact, la compréhension qu’ils avaient de l’humanité. Dans le désir d’instaurer des échanges réciproques. Pourquoi des chrétiens ne pourraient-ils faire une démarche identique ? Le baptême nous aurait-il transformés en poissons incapables de vivre en dehors du bocal ? Bien sûr, cela oblige à réfléchir et à chercher toujours les façons de nourrir sa foi et de la vivre avec d’autres. Au cours de ces vingt ans, de bien des façons différentes, j’ai toujours pu « faire église » avec d’autres croyants.

Ma route a fini par rencontrer celle de membres de la Mission de France, ce qui m’a permis d’adhérer à la Communauté et de faire équipe avec l’un ou l’autre – plus ou moins étroitement, selon les circonstances. Ce qui m’a fait trouver une longueur d’onde commune avec la Mission de France, c’est plus que toute autre chose, l’importance centrale de l’Eucharistie ce qui peut sembler paradoxal puisque je semble aux yeux de certains m’en être volontairement privée !

Mon questionnement et ma recherche pour une dimension « eucharistique » de la vie ne datent pas de mon arrivée en Chine et n’en sont pas dépendants. C’est une longue question que j’ai dû mûrir longtemps sans avoir été jamais sollicitée de m’exprimer là-dessus. En France, où l’accès à la célébration est relativement aisé, les interrogations sont souvent escamotées ou déplacées en « comment célébrer » « comment évoquer la vie dans la célébration… » L’Eucharistie semble parfois être présentée comme le domaine de réflexion des ministres qui ensuite le présentent aux fidèles, invités seulement à « mieux participer », à s’unir, s’associer à une célébration.

Après mon départ en Chine, j’ai souvent entendu de beaucoup de chrétiens et de prêtres qui ne me connaissaient que superficiellement, un questionnement un peu suspicieux… lors des périodes où j’ai vécu longtemps sans participer à la célébration… et un « soulagement » (tout revenait dans l’ordre) à partir du moment où on apprenait que je pouvais fréquenter une église…. A partir du moment où je réintégrais la « normalité » chrétienne, les questions n’avaient plus lieu d’être.

Dialogue type :

  • –  Là où vous êtes, est-ce que vous rencontrez d’autres chrétiens ?
  • –  Non, aucun.
  • –  Est-ce que vous pouvez participer à l’Eucharistie ?
  • –  Non, ce n’est pas possible
  • –  Alors, vous n’allez jamais à la messe… (je sens un ton un peu étonné ou scandalisé…)

Mais je n’ai jamais entendu la question : Alors, comment vivez-vous l’Eucharistie ? Comme si vivre l’Eucharistie signifiait seulement participer à une célébration… (…)

 

Vie eucharistique et célébration eucharistique

Le sacrifice unique (Hébreux 10 v.1-19) n’a pas besoin d’être renouvelé. Le rite « fait mémoire » de ce don unique et gratuit et permet de s’y rendre présent, de s’y replonger parce que notre vie d’hommes vit de rythmes et de répétitions qui nous construisent dans la durée. (symbole du rythme alimentaire qui nourrit la vie)

Ministre comme fidèles sont également les bénéficiaires de l’unique sacrifice, « une fois pour toutes » (affirmation martelée dans les Hébreux : 7,27,9,12,10,10, 10,26, 10,28 etc.). Je ne peux accepter tous les termes qui évoquent une répétition, un renouvellement, un « encore une fois » ou qui feraient des ministres des intermédiaires, « d’autres » grands prêtres.

Le ministre est pour moi celui qui accepte de tenir un rôle, une place, un service, qui manifeste justement cette gratuité, qui rappelle que tout a été donné. Que ce « nous » est inclusif et qu’il nous est donné par le Christ. (…)

« Trouvez le Christ là où Il s’est mis pour vous », vie eucharistique sans célébration.

J’ai vécu des moments où je pouvais participer à la vie de l’église locale, d’autres moments où j’étais tout à fait privée d’eucharistie, d’autres moments encore où je pouvais chaque jour participer à l’eucharistie avec d’autres professeurs étrangers… Je n’ai jamais eu et je n’ai pas de « doctrine » en cette matière. La seule conviction qui m’a fait partir et qui me fait toujours réagir quand des religieux notamment mettent la possibilité d’accès à l’eucharistie comme condition d’une présence dans ce pays… : « Si nous marchons dans une confiance vraie jamais les moyens de vivre avec le Christ ne peuvent nous manquer. » Si l’Eglise associe le psaume 23 à l’Eucharistie n’est-ce pas dans la confiance que, même sans la disposition du sacrement, sa présence ne nous manquera jamais. (…)

Pendant plus d’un an j’ai aimé conserver la présence eucharistique – surtout en réalité quand je pouvais ainsi tous les jours partager un moment de prière et la communion avec une amie religieuse canadienne, (Bernadette) professeur d’anglais dans la même université.

Je retrouvais aussi la possibilité de la prière eucharistique que j’avais longuement et souvent pratiquée dans la famille spirituelle de Charles de Foucault

Mais en même temps, j’éprouvais un certain malaise qui m’a fait renoncer à cela.

Il me semble que cela peut être une espèce de tentation de « faire provision » de manne pour ne pas en manquer. Combler le vide au lieu de laisser ce manque creuser en moi et me pousser à chercher « là où Il s’est mis pour moi ». (…)

Le sens de l’eucharistie : découvertes au fil du chemin

Le lieu d’un « nous » au-delà d’une communauté pratiquante

Depuis toujours j’ai attaché au sacrement eucharistique une place centrale dans ma vie et j’ai aussi beaucoup pratiqué, avec la famille spirituelle du Père de Foucauld, la prière d’adoration eucharistique, toujours vécue comme un prolongement de la célébration communautaire. Pour moi, la prière eucharistique est vraiment le centre de la prière et non pas une forme de prière parmi d’autres.

Elle est par excellence le lieu du « nous » – non pas seulement le « nous » que nous pouvons prononcer ensemble mais aussi et surtout ce « nous » qui est un don, le don qui nous est fait d’être accueillis dans la prière du Seul priant, dans l’offrande du Seul ministre (Hébreux 9,11)

 

De même qu’il me semble qu’il faut comprendre le « notre » du « Notre Père » comme un nous inclusif comme il en existe dans la langue chinoise « Zamen » (c’est-à-dire nous + tous les autres qui sont là y compris celui à qui on s’adresse) et non « Women » (seulement ceux qui forment le groupe identifié comme un élargissement de moi). Pouvoir dire « notre Père » est un don si incroyable qu’il nous faut son « commandement » pour « oser » le prononcer et que nous ne pouvons le dire qu’avec Lui. Ce nous inclusif, inclut également toute l’humanité, comme une offre, une invitation, une grâce offerte. C’est pourquoi l’eucharistie est pour moi le sacrement de l’universalité. (…)

De la veille gratuite auprès de l’humanité blessée à la « présence réelle »

J’ai depuis toujours été frappée dans la vie de Charles de Foucauld par la rupture qu’il a vécue comme une continuité profonde quand il a dû choisir entre rester à Beni Abbès où il pouvait avoir l’Eucharistie et partir plus loin à la rencontre des Touaregs en se privant de cette présence. J’avais fait en 1967 un « stage » au Tubet (maison des Petites Soeurs de Jésus) et j’ai noté à ce moment-là une phrase entendue alors et ma question : « Il n’y a pas de fondation de fraternité sans Saint Sacrement » Faudra-t-il renoncer à aller là où cela n’est pas possible ? C’est une question que j’ai retrouvée ensuite plusieurs fois car de nombreux groupes chrétiens y voyaient là une condition sine qua non (par exemple pour l’envoi en Chine de certains religieux – ou encore de certains membres de Fidesco etc.) J’y ai beaucoup réfléchi avant de partir moi- même pour la Chine puisque je ne savais pas du tout si et comment je trouverais une communauté locale. (En fait, j’ai pu trouver une communauté encore semi-clandestine au bout d’une période de six mois). Je partais donc avec la perspective d’un « jeûne eucharistique ». Entre temps il y avait eu les trois années que j’avais passées auprès de maman et de papa malade. Pour moi, cette présence auprès de papa, puis auprès de maman, encore cet été dans la maison de retraite ont été et sont des temps très forts de prière eucharistique. Quand les moyens de communication semblent dérisoires, dans la peine de voir se déconstruire peu à peu ceux qu’on aime, on peut seulement se tenir là pour affirmer que l’amour est plus fort que la mort, « comme une ancre de l’âme solidement fixée » (Hébreux 6,19). Ce sont des moments où comme le dit l’hymne eucharistique de Thomas d’Aquin « la foi doit suppléer la fragilité du ressenti. » Jamais je n’ai compris aussi fort le lien de cette veille gratuite auprès de l’humanité blessée avec la « présence réelle ». Je crois que cela est et a été ma meilleure « préparation » à une vie de foi ici, dans un contexte relativement dépouillé.

 

Grande sœur

Les 2 et 3 Février 2008, Jean-Michel Gauthron, l’un des nombreux amis de Françoise, réunit à Angers autour de Françoise une quarantaine d’amis, dont beaucoup de l’époque étudiante. Françoise leur a fait part de son expérience de la Chine dans une longue causerie de plus de sept heures. Extraits.

Le « grand frère », la « grande sœur », en Chine, peut désigner le parrain d’une mafia locale, quand on détourne complètement le sens initial du terme

Quand je travaillais en France, à Champigny dans le Val de Marne, il y avait des travailleurs portugais qui recrutaient leurs cousins du village natal en leur faisant signer des contrats d’un an de travail ; une fois arrivés en France, on leur donnait à manger à la cantine de l’entreprise, et on déduisait de leur salaire le coût du repas, mais leur salaire n’était versé qu’en fin de contrat, au bout d’un an ; de ce fait, ils ne pouvaient pas se disputer avec leur chef ni partir avant la fin du contrat sans tout perdre. De la même façon, dans le film « Still life » que nous avons vu hier et qui a pour cadre la construction du barrage des Trois Gorges sur le Yangzi Jiang

(Yang Tse), le mari de l’infirmière Shen Hong est un « 大哥 », un « grand frère » des travailleurs migrants que l’on voit manier la pioche : c’est leur patron, leur chef, leur « parrain » de mafia ; il recrute au village natal, dans les clans locaux, et c’est vraiment comme ça que ça marche.

En Chine, le modèle familial est le premier modèle social traditionnel, et le « grand frère » ou « frère ainé » est le successeur du père, lui-même investi de tous les pouvoirs sur la famille :

Le modèle, c’est la grande famille chinoise, avec le père responsable, auquel succédait le fils aîné. Et dans les termes familiaux chinois, tout est hiérarchisé, la famille n’est pas un modèle démocratique puisqu’on ne choisit pas son père par élection.

Quand on lit les écrits des premiers penseurs chinois, il y a toujours un écho à la famille et aux relations de fratrie. C’est amusant, parce qu’on ne choisit pas son frère et sa sœur, alors qu’on choisit ses relations autres. Et quand on dit « toi et moi », le « toi » d’un frère n’est pas tout à fait le même que le « toi » d’une relation choisie : il vous est donné, et il n’est pas plus choisi que les parents ; il manifeste une relation spéciale, et c’est dans ce contexte que je comprends ce qu’on appelle la bienveillance, cette ouverture à l’autre qui est votre frère de sang, le premier « autre » dans notre expérience, qui est une référence et que l’on ne peut pas éliminer, il n’y a rien à faire, parce que ce n’est pas moi qui l’ai choisi ni mis au monde, il est là et vous n’y êtes pour rien.

De la même façon, on pourrait dire que Françoise est pour ses amis, et pour d’autres sans doute, une «grande sœur» dans l’Eglise, pour laquelle ils ont non seulement de la bienveillance, mais aussi une déférence particulière parce qu’elle est une aînée par la force de son parcours de vie.

 

Professeur de FLE (Français Langues Etrangères) à Nanning

Dans cette même causerie de 2008, Françoise a fait part de son expérience de professeur de français en Chine. Extraits.

Aujourd’hui en Chine, l’étudiant paie ses études à l’université, plus ou moins cher selon la cote de l’université. Ensuite, le jeune cherche son travail lui-même ; dans les dernières statistiques, on dit que 20% des diplômés de l’année précédente n’ont pas trouvé de travail au bout d’un an. On cherche, et on se débrouille pour trouver son travail soi-même.

Quand je suis arrivée en 1984, le statut des étudiants n’était pas du tout le même : les étudiants passaient des concours pour entrer à l’université, et en cas de succès ils étaient pris en charge par l’Université, par l’Etat. L’enseignement supérieur était gratuit, mais c’était un régime planifié, c’est-à-dire que les étudiants étaient fonctionnaires de l’Etat. Au bout des 4 années d’études supérieures, on vous affectait dans une Unité de travail pour votre vie entière.

A l’Université, c’est comme dans un collège chez nous : cours obligatoires, on ne manque pas la classe sans justification ; tout devoir est corrigé, et les notes sont envoyées aux parents ; c’est régime et régime. Mais en contrepartie, quand les étudiants ont un petit mal de tête, on est à leur chevet. Le professeur moyen en Chine est beaucoup plus présent à ses étudiants qu’en France. Dans la section de français, nous sommes 4 ou 5 professeurs. C’est un régime d’internat : tout le monde habite sur place. J’ai 4 classes différentes, et au total j’ai 20 heures de cours, ce qui est beaucoup parce qu’il y a beaucoup de préparation.

Si je suis restée longtemps à Nanning, c’est aussi qu’on a une formidable équipe de professeurs, ce sont des gens qui sont à la fois des collègues et des amis, avec lesquels je m’entends très bien, et on fait beaucoup de choses ensemble tout le temps.

Méthodes pédagogiques

En Chine, un bon professeur commence par distribuer son cours à ses étudiants au moins la veille, en polycopié avec une marge, ou bien il y a un livre. Et un bon étudiant l’étudie en détail avant le cours, et l’a annoté dans la marge. Ensuite, pendant le cours, le professeur lit ou commente un peu son texte, comme à l’ancienne, et les étudiants écrivent quelques compléments dans la marge du livre ou du polycopié. Mais l’idée qu’un professeur va parler et qu’il faut prendre des notes, ça ne les a jamais effleurés. Ils n’ont jamais fait ça dans leur propre langue.

Dans l’enseignement, c’est la mémoire qui est valorisée avant tout, il faut tout se rappeler par cœur. Si je pose une question qui n’a pas été traitée directement en cours, explicitement, les étudiants sont perdus. Ce n’est pas qu’ils ne soient pas capables de faire des liens, mais on ne leur a jamais demandé d’en faire. Dans des épreuves, tous les examens sont à base de QCM, et je suis obligée d’en faire moi aussi.

Mais la situation s’est améliorée : Quand j’étais à Xiamen, mon premier poste, les étudiants avaient une mémoire incroyable. Il n’y avait pas de photocopies à l’époque, mais ils photocopiaient mentalement le cours écrit, et après ils le ressortaient tel quel. La veille de l’examen, ou une semaine avant, ils me disaient « qu’est-ce qu’il faut revoir pour l’examen ? », je répondais « tout ! », alors ils faisaient « ohhhh ! » et je les voyais presque s’évanouir ; ilsvoulaient savoir quelles pages il fallait revoir, parce que pour eux « apprendre », c’était apprendre par cœur, virgules comprises. Alors quand je leur disais « tout », c’était horrible pour eux !

Une nouvelle liberté d’expression

On ne peut pas s’imaginer à quel point il existe une nouvelle liberté de parole absolument incroyable ces dernières années en Chine, ça n’est plus du tout comme avant.

Il y a quelque temps, mes étudiants me parlent des cantines, et me disent : « vous vous rappelez, il y a 3 semaines, on a fermé la cantine n°8 parce qu’il y avait de la viande pourrie ; nous avions fait une protestation et nous avions voulu la faire passer sur Radio-Université, mais elle n’a pas été lue. Le texte préparé a été censuré, c’est inadmissible ! »

Comme ce sont des jeunes éduqués, et qu’ils sont de plus en plus nombreux en Chine, on sent très bien qu’ils commencent à dire des choses beaucoup plus censées, qu’ils raisonnent, qu’ils réfléchissent. On doit pouvoir parler, on doit pouvoir dire ce qu’on vit, et c’est comme ça que les choses avancent.

Les jeunes étudiants

Leur principal loisir, comme pour beaucoup de jeunes dans le monde, c’est de jouer avec leur ordinateur, télécharger des films, des chansons, jouer en ligne, se balader sur internet, y faire toutes sortes de choses. Ils ont des walkmans aux oreilles, des MP3, ils piquent des morceaux de musique sur internet, ils se promènent, et ils dorment beaucoup, un peu n’importe quand, ils mangent aussi n’importe quand, et je me bats contre ça, je leur dis d’essayer de dormir la nuit : « On n’est pas des rats ! Dormez la nuit, et agitez-vous le jour ! »

Maintenant, avec nos étudiants, nous sommes dans la génération de l’enfant unique qui a pris une place énorme dans la famille, qui a sa chambre individuelle à la maison, qui a l’habitude de se différencier, d’exprimer ses propres opinions… Il était le premier de sa classe, il a réussi à passer le concours d’entrée à l’université, donc ses parents, ses grands-parents, tous projettent leurs rêves de réussite sur ce malheureux enfant.

A l’université, les jeunes se plient difficilement à cette vie collective où l’on est à 8 par petit dortoir avec des lits superposés, sans aucun espace personnel ; et ils doivent travailler dans leurs dortoirs ou dans des grandes salles collectives… On discute tous les jours avec mes collègues de la façon de faire avec les étudiants, on est tous à se dire qu’il faut tout réinventer parce qu’on a des jeunes beaucoup plus fragiles qu’avant du point de vue psychologique. Beaucoup d’entre eux ne supportent pas du tout cette espèce de bagne collectif dans lequel ils sont mis, sans moments ni espaces personnels. Pour certains, c’est l’horreur, alors ils ne dorment pas, ils sont nerveux, ils se renferment sur eux-mêmes.

Le souci des étudiants, il y a 10 ans, c’était de réussir socialement ; maintenant, c’est d’abord de trouver du travail après leurs 4 ans d’études supérieures : c’est plus modeste et plus réaliste, parce que tous ne réussiront pas. Mais c’est vrai que réussir reste très important, réussir économiquement et socialement, parce que c’est aussi le résultat de l’investissement que toute la famille a fait sur l’enfant ; il faut qu’il réussisse, et on ne se permet pas trop d’autres choix.

 

Des relations d’amitié avec mes anciens étudiants

J’ai beaucoup de contacts avec mes étudiants, mais aussi avec mes anciens étudiants. J’en ai maintenant dont les enfants entrent à l’université, c’est déjà une autre génération. Après leur départ de l’université, c’est tout à fait un autre type de relations qui s’instaure, c’est normal. Ils sont dans des postes de toutes sortes, un peu partout. J’en ai plusieurs qui sont maintenant des collègues, professeurs dans toute la Chine. Quand je vais à des réunions de professeurs de français, je retrouve d’anciens étudiants. Et je trouve aussi des jeunes professeurs qui ont été les étudiants de mes anciens étudiants. Et en plus, en Chine, le professeur est un personnage important, donc ces jeunes me disent « Vous êtes le professeur de mon professeur !».

Dans la vraie tradition chinoise où Confucius est « Le professeur », l’éducateur qui prône l’effort et l’étude personnels, la morale, l’humanité, il y a un grand respect pour la figure du professeur, modèle social, qui d’une certaine façon fait partie de la famille. Si je me présente comme le professeur d’un étudiant, toutes les portes s’ouvrent.

 

2010-2014 : Retraite courte et féconde

Durant l’été 2010, Françoise prend sa retraite en France. Elle pourrait continuer à travailler en Chine si elle le voulait, sans problème, encore plusieurs années. Mais elle a l’âge de la retraite plancher, et préfère rentrer parce qu’elle se sent sur la pente descendante du point de vue activité intellectuelle, et qu’elle préfère rentrer avant qu’elle ne soit trop basse, d’autant plus qu’elle voit bien la Chine changer à toute vitesse, et que 3 ans après son retour ce sera déjà une autre Chine. Elle souhaite rentrer à Paris, y rétablir des relations, s’intéresser aux Chinois de Paris….

Dès son retour, elle se met vite à travailler d’arrache-pied à un livre d’initiation à la lecture de la presse écrite française, destiné aux étudiants chinois en langue française. Ce travail occasionne pour elle plusieurs allers et retours entre Paris et Beijing où elle rencontre un ami chinois et ancien collègue professeur de français à l’Université de Chongqing, Fu Rong (voir son témoignage p.60) avec lequel elle a entrepris ce gros travail. Ils n’achèveront ce travail qu’en mars 2012, et leur livre connaitra une forte reconnaissance dans les milieux universitaires chinois pour les études de « français langue étrangère ».

 

Bénévole dans l’association « Le Nid »

Fin 2011, Françoise commence à Paris un travail de bénévole à l’association « Le Nid » : Son idée est de consacrer une partie de son temps de retraitée à aider des jeunes femmes chinoises prostituées à Paris, notamment dans le quartier de Belleville. Elle écrit à Jacques Leclerc. Extraits.

« Finalement, je vais rester à Paris car j’ai choisi de m’investir dans le cadre du Mouvement du Nid et de voir si je peux, à terme, nouer des contacts avec les femmes chinoises prises dans la prostitution. (…)

Début novembre j’ai participé à une session de deux jours au mouvement du Nid et j’ai commencé à m’investir sur Paris. En réalité la délégation de Paris est dans une phase de réorganisation avec pas mal de problèmes et cela me prend, en ce moment, près de quatre jours complets par semaine. Il y a un peu trois domaines d’engagement : le « plaidoyer », les relations publiques et l’information auprès des jeunes qui est surtout le fait de personnes des Hauts-de-Seine. Ensuite, le contact dans la rue le soir, le fait plutôt de gens plus jeunes, actifs, qui travaillent. Je vais commencer ces contacts à partir de janvier. Les « retraités » s’occupent plutôt du suivi : gros travail car nous recevons à 95.5% des jeunes femmes étrangères sans papiers puisque ce sont elles qui sont maintenant sur le trottoir de Paris (trois communautés semblent dominer en ce moment : Nigérianes, Roumaines et Chinoises). En fait nous recevons beaucoup de Nigérianes et je seconde le bénévole juriste qui essaie de débrouiller leur situation mais qui ne parle pas l’anglais et n’utilise pas l’informatique…

Pour le moment je suis plutôt en phase d’exploration pour essayer de mieux saisir les problèmes et comprendre comment fonctionne la petite équipe de bénévoles, un peu pris à la gorge par les situations souvent dramatiques auxquelles nous sommes confrontés. Je découvre aussi comment le monde des paroisses et même des groupes « caritatifs » des paroisses, est souvent loin de personnes qui n’ont pas ou plus de points d’attache et vivent dans une extrême précarité, d’autant plus qu’étant « sans papiers » elles s’efforcent de rester invisibles. »

 

Mauvaise tumeur cancéreuse

Le 6 avril 2012, Françoise envoie à ses amis un mail qui retrace ses récents problèmes de santé, depuis les premiers symptômes de sa tumeur au cerveau décelés en juin 2011, et jusqu’à avril 2012 où, après une intervention chirurgicale, elle va commencer un double traitement contre son mal : radio et chimiothérapie :

Merci à tous ceux qui se sont manifestés directement ou indirectement ! Pour récapituler :

  • –  En juin 2011 à Beijing, légère gêne pour taper à la machine attribuée à la fatigue – symptômes qui ont totalement disparu l’été en France où j’ai manié, sans gêne aucune,sécateur et même sécateur de force.
  • –  Fin décembre et janvier réapparition d’une gêne du majeur puis de l’auriculaire droits(…)
  • –  Nouvel an chinois 2012 : la honte ! Je ne peux pas manger avec des baguettes (letroisième doigt joue en effet un rôle essentiel)
  • –  Le médecin m’envoie voir un neurologue le 8 février et celui-ci après quelques coups dmarteau est formel : la moelle ou le cerveau, faites faire un scanner dès que possible. J’ai fait vite en effet puisque deux heures après la consultation, une crise d’épilepsie (touchant le bras) dans le métro m’amenait aux urgences de l’Hôtel-Dieu dans l’ambulance des pompiers. Dans la soirée, le scanner était fait : une tumeur de la taille d’une cacahuète dans le lobe frontal gauche et un RV deux jours plus tard à la Salpêtrière.
  • –  J’ai été opérée le 29 février en y laissant poignet et main droites (j’ai déjà récupéré le poignet et je travaille sur la main).
  • –  Le 8 mars, résultats : la tumeur est petite (dans un service où on opère plutôt des mandarines ou des oranges !), (…) mais de la plus méchante espèce (4/4 sur l’échelle de la méchanceté !)Je me trouve donc d’emblée en « rémission »… et intégrée dans un programme de recherches de soins. Le très positif : je ne souffre pas et cette forme de tumeur ne métastase pas (…). Je commence radiothérapie et chimio associées le 19 avril, jusqu’au 6 juin. A part la radio pour laquelle je dois aller chaque jour à l’hôpital et qui dure quelques minutes je vais donc rester chez moi la plupart du temps, ne sortant que pour quelques courses. »(…) J’avoue être un peu décontenancée par le monde médical tel que je le vois. Il est vrai que je l’ai trop peu fréquenté (sinon pour former des professeurs chinois à venir étudier en France ou à travailler en Afrique,) et que j’ai accompagné des personnes aux consultations de médecins chinois qui ont des approches du malade tout à fait différente -si bien que je ne connais pas du tout cet univers, ni ses problèmes qui semblent de plus en plus lourds, ni son organisation. Depuis que ma radiothérapie a commencé, je vois chaque semaine un interne en consultation le mercredi matin, et sauf une fois ce sont à chaque fois des personnes différentes. La plupart ne savent pas parler : quand ils vous ont dit bonjour et ce n’est pas toujours le cas ils ne disent que deux choses : votre nom. ? Votre date de naissance ? Puis après avoir examiné tous les papiers originaux que vous avez apportés, parce que bien sûr, retrouver et surtout examiner et lire un dossier sur un écran est beaucoup plus compliqué :
  • –  Vous allez bien ? Vous vous sentez bien ?
  • –  Oui.
  • –  Alors au revoir.

 

Même lorsque j’avais signalé les problèmes que j’avais eus au service des urgences, personne ne m’a jamais posé la moindre question sur ce que j’avais pu ressentir. On se contentait de me demander si j’avais eu des « convulsions » : Moi, je ne sais pas ce qu’un médecin appelle « convulsions », mais j’étais parfaitement capable de décrire précisément ce qui s’était passé.

Chaque interne fait son ordonnance, j’en ai une collection, avec souvent des médicaments différents, si bien que j’achète tout au compte-gouttes chez ma pharmacienne pour ne pas transformer mon appartement en pharmacie annexe. Rarement une explication sur la destination de ces médicaments qu’on ajoute à la liste et je dois dire qu’aucun des quatre médecins qui m’ont successivement prescrit des corticoïdes ne m’a jamais indiqué qu’il était préférable de manger peu ou moins salé. … Si bien que le premier plat que j’ai « commandé » à Marie, c’étaient des crevettes grises !

La plupart des ordonnances n’indiquent aucune façon de prendre les médicaments (j’imagine que les médecins pensent qu’il suffit aux malades de lire les notices qui accompagnent les médicaments, mais si on les lisait sérieusement le premier réflexe serait de remettre tout à la poubelle étant donné la liste impressionnante de tous les effets secondaires possibles ou imaginables) ! Je commence à réfléchir à ce problème et j’ai bien l’intention de changer mon attitude jusqu’alors tout à fait passive devant une situation qui m’était tout à fait inconnue. Je suis comme dans un pays étranger dont je ne connaîtrais pas du tout le code. Et comme dans ce cas-là, on regarde, on observe, on essaie de comprendre les comportements, mais on se garde bien d’intervenir d’aucune façon.

Bien sûr je dis tout cela sans penser à mes nièces, médecins ou futurs médecins dont je suis sûre que ce sont des personnes exceptionnelles. J’imagine cependant facilement le désarroi de certaines personnes que je vois tous les matins à la même heure que moi et qui peuvent être dans des situations familiales extrêmement angoissantes. »

 

C’est un cadeau que j’ai demandé

Peu après son opération de février 2012, Françoise envoie à ses amis Jacques Leclerc du Sablon et Philippe Deterre un message dans lequel elle leur faisait part de son état de santé, et où elle leur demandait, pour les 2 ou 3 ans maximum qui lui restaient à vivre, de pouvoir échanger avec eux

Si je vous contacte, c’est aussi parce que vous êtes des personnes avec lesquelles je sens que je peux parler (…). Tout le monde ne sait pas me faire parler, alors je sais que pour çà Jacques, je peux compter sur toi. (…) Si tu pouvais me donner un peu de temps pour me faire parler, m’écouter surtout, m’aider à dire des choses qu’on sent très fort quand on a peu le temps et qu’on a des choses à dire, qu’on a envie de dire des choses à des amis. Alors ça m’aiderait beaucoup. » (…)

Philippe aussi, (…) parce que j’ai senti qu’avec toi aussi je peux m’exprimer ; peut-être aussi parce que tu es un chercheur, et que la recherche c’est quelque chose dans lequel on se met constamment en question, et c’est quelque chose qui est un peu dans ma nature. Je déteste les systèmes où on a tout expliqué, les dogmes où tout est bien clair et défini d’avance. J’ai vécu beaucoup dans des questions, et des questions qui me font vivre aussi. Etre questionné, questionner, partager des questions, ça me parait parlant. (…)

Une chose qui pour moi est magnifique, c’est que pendant longtemps apparemment cette tumeur est une des tumeurs dont meurent les malades du SIDA : donc c’est un cousinage qui me semble aller dans le sens de ce que ma vie… des choix que j’ai fait. Et non seulement… et peut-être … C’est mon espoir de pouvoir vivre une mission non pas pour les gens du SIDA, mais avec eux, et avec les mêmes questions. Donc voilà. Pour moi, c’est quelque chose de formidable, et c’est un cadeau que j’ai demandé. On verra. J’accepte qu’il se fasse un autre choix.

 

Tu n’as pas la réponse à nos questions, Seigneur !

Au printemps 2012, en échangeant avec Jacques Leclerc, elle élabore ainsi un texte qui sera publié dans la « Lettre aux Communautés » n°265 (juin-aout 2012) de la Mission de France, sous le titre « Vous avez dit : Evangéliser ? ». Jacques note aussi sa méditation et sa réflexion sur l’Annonciation et la Visitation, pour elle tout à fait indissociables dans le mystère de l’incarnation. Les deux textes sont intégralement dans le dossier internet (cf.p.64)

Françoise lui parle aussi de cette étonnante prière reprise de Huub Oosterhuis, théologien et poète néerlandais qu’elle avait déjà citée dans un texte de 1973 (p.18) et qui traduit l’incroyable interpellation qu’elle adresse au Seigneur.

Tu n’as pas la réponse à nos questions, Seigneur ;
Tu n’es pas une consolation quand nous n’en pouvons plus Et touchons aux limites de notre existence.
Tu n’es pas un refuge pour notre ignorance,
Tu ne remplis pas les trous.
Tu n’es pas un chemin vers quelque bonheur que ce soit, Ni une source de prospérité ;
Tu n’es pas une loi ni un principe, Seigneur
Tu ne poses pas de conditions
Et Tu ne sais pas tout.
Tu n’es pas une page vierge, pas indiscuté
Tu es un autre, sans trop Te défendre.
Tu laisses arriver ce qui arrive
Tu laisses vivre
Tu n’es pas ici, ni là, ni partout.
Tu n’es pas tout Seigneur,
Tu dis si peu.

« Quand le temps se fait court »

Lettre aux Communautés, n°270, juin-août 2013, extraits

En 2013, elle publie un dernier article dans lequel elle fait face à sa fin prochaine.

Il marchait plutôt bien pour son âge cet ordinateur que l’informaticien avait examiné sur toutes ses coutures. Il pouvait bien durer encore 15 ou 20 ans. Et puis voilà qu’un tremblement bizarre le prend dans le métro. Des spécialistes sont appelés à la rescousse et ils sont formels : oui, toutes les pièces sont bonnes mais le problème, c’est l’unité centrale. Aucun moyen d’y remédier, aucun moyen de la changer. D’ici 18 semaines à trois ans maximums elle aura rendu l’âme. Sans souffrance, peu à peu, elle cessera de communiquer, elle cessera de tout commander. Et on ne connaît pas encore le moyen d’arrêter ce processus.

En quelques minutes, le temps se contracte. Comment faire tenir dans un si petit espace de temps – quelques semaines à quelques mois – tous les projets encore inachevés, tous les amis qu’on comptait rencontrer, ceux qu’on voudrait tant revoir au moins une dernière fois, tous les impairs à réparer, tout ce qui restait à découvrir, toutes les conversations restées sur des malentendus ? D’abord, on n’y croit pas, on se sent tellement comme « avant ». Ils ont dû se tromper. Mais cette cicatrice sur le crâne, elle, est bien réelle. Alors, il faut se hâter, faire des choix. Le temps devient précieux, pas question de le perdre. Il faut faire place nette pour le moment où personne ne pourra le faire à ma place. « Quitter » … brûler les lettres, détruire les photos qui ne parleront plus à personne, les documents de projets inachevés, donner les livres que je ne relirai plus. Ce sont de pans de vie qui tombent. Parfois on se dit qu’il serait plus simple de tout perdre d’un coup. Et puis surgissent toutes les questions auxquelles je n’ai pas pu ou su donner de réponse assurée. Qui y a-t-il au-delà de ce passage inévitable qui approche ? (….)

Certes, je sais que je serai bien entourée, soignée quand les médecins ne pourront plus rien faire, mais dans quel état serai-je alors : confusion mentale, semi-coma, coma ? Attend-on pour « m’accompagner et m’écouter » que je ne sois plus en état de parler et de m’exprimer ? Ce sont des questions taboues qu’il ne faut pas poser.

« Quelle est l’évolution probable de cette maladie ? »,
« Suis-je en soins curatifs ou en soins palliatifs ? »…
-Tout sera décidé en concertation avec vos proches… »
– Mais qui sont mes proches, qu’en savez-vous, et qui ici s’en préoccupe ?

(…) Je reviens souvent vers ce texte de l’Epitre aux Hébreux (5, 7-10) où il nous est dit que « lors de sa vie terrestre [le Christ] a offert prière et supplication avec grand cri et larmes à celui qui pouvait le sauver de la mort » …. et à cette conclusion : »et il fut exaucé ». Pourtant il est bien mort, cette mort encore soulignée par les trois jours passés au tombeau pour que personne ne s’y trompe. Alors quelle est cette prière exprimée à grands cris et qui valait le prix de sa vie ? Je comprends cette prière comme le désir exprimé en Saint Jean « que tous les hommes soient sauvés » Que le seul qui soit revenu de la mort puisse donc être notre accompagnant. Je souhaite que ceux qui m’accompagneront puissent me rappeler sa présence.

Avant que ma conscience ne sombre définitivement, à quelles bouées me retenir ?

– D’abord, le courage. Non pas le courage héroïque mais celui très simple mais parfois si difficile, le courage de chaque jour, celui qui fait lutter contre la fatigue : faire sa toilette,

continuer à manger, ne pas se laisser aller, ne pas se concentrer sur la maladie qui vous envahit. La simple demande qui fait dire : « Donne-nous aujourd’hui de quoi vivre ce jour. » Le courage qui fait accepter de perdre chaque jour un peu d’autonomie, de reculer d’un pas, de devoir s’appuyer sur le bras d’un autre.

  • –  Ensuite, la confiance, moins ferme peut-être que la foi, mais qui contient en elle amour et espérance. Bien des points de la foi de l’Eglise me laissent dans la perplexité et la vie que j’ai vécue me semble si loin de celle que j’aurais voulu vivre, mais je m’attache à l’Evangile où je traduis « je crois » par « je te fais confiance ».
  • –  Enfin, la communion, celle qui relie ma vie à celle de tous les hommes. Nous n’avons pas tous les mêmes convictions mais nous avons en commun le fait de devoir mourir. Ceux qui souffrent, ceux qui sont injustement arrachés à la vie, ceux qui s’acheminent péniblement vers la vieillesse et vers la mort, ceux risquent la leur avec courage pour la défense de leurs frères, ceux dont la vie semble ne pas avoir de sens… Ce sont les frères et sœurs avec qui j’essaie de vivre le temps qui me reste.« Je souhaite que ceux qui m’accompagneront puissent me rappeler sa présence ».De fait, Françoise a été exaucée puisqu’elle a été accompagnée jusqu’au bout par des amis très proches, notamment Geneviève Gibert et Maguy Pellerin, collègues assistantes sociales, et Philippe Deterre, prêtre de la Mission de France et chercheur en Immunologie. On trouvera sur le site internet les courriels de Philippe donnant des nouvelles de Françoise au jour le jour et jusqu’au bout.

 

Toujours laisser une porte ouverte

En décembre 2013, Françoise n’est plus en état de rester seule dans l’appartement de la rue Blomet, elle a quasiment perdu l’usage de la parole, et elle est transférée au Centre de soins palliatifs Jeanne Garnier, où elle restera jusqu’à son décès le 16 février 2014. Pendant ces 2 derniers mois, famille et amis sont nombreux à passer la voir, mais très fatiguée et désireuse de garder son intimité elle ne peut accepter toutes les visites, ce que certains de ses proches ont du mal à accepter. Pour elle, l’impossibilité de s’exprimer maintenant par la parole est vécu extrêmement douloureusement, d’autant plus que toute sa vie d’enseignante a été vouée à la parole, et qu’elle disait toujours à quel point c’est par la parole qu’elle existait au monde. «Je suis une «verbo-motrice», affirmait-elle. Accepter cette nouvelle situation d’être privée de la parole est un déchirement immense.

Avant qu’elle ne perde l’usage de la parole, Françoise livre dans un enregistrement vidéo quelques derniers messages :

Je me pose beaucoup la question de ce que veut dire être chrétienne en Chine, mais pour moi en tous cas il y a des choses qui comptent beaucoup. Par exemple, laisser toujours une question ouverte, ne pas vivre dans un monde fermé avec des réponses toutes faites, y compris des réponses religieuses. Laisser toujours une porte ouverte.

Dans la résurrection, il y a le tombeau qui est vide ; on n’a pas retrouvé le corps de Jésus, c’est très bien. Il y a une porte ouverte vers la vie, une porte ouverte vers les autres. Je crois que c’est très important de ne pas boucler, de ne pas boucler les questions. Et savoir aussi que chaque personne a un mystère caché. Chaque personne compte ; quelle qu’elle soit, elle a quelque chose à m’apporter.

Et puis, qu’est-ce que je dirais encore ? Savoir remercier. Je crois que c’est une chose importante que j’ai apprise dans la foi chrétienne. Remercier Dieu, mais aussi comprendre qu’on reçoit toujours des autres, qu’on reçoit énormément. Je crois qu’on ne donne que ce qu’on a reçu, et le problème c’est de savoir recevoir.

 

Quelques biographies et témoignages d’amis de Françoise

Yves Gernigon, aumônier du lycée Henri IV

En 1961, Françoise passe son baccalauréat de philosophie et s’inscrit au Lycée Henri IV, en préparation à l’Ecole Nationale des Chartes : Cette prestigieuse école prépare aux métiers de la conservation du patrimoine écrit en France, et forme les fonctionnaires qui deviendront conservateurs du patrimoine historique, responsables de grandes bibliothèques publiques, ou enseignants-chercheurs en sciences humaines et sociales. Mais elle quittera le Lycée Henri IV au bout d’un an : La perspective de l’intégration à l’Ecole des Chartes n’est pas son horizon.

Au lycée, elle fait la connaissance de l’aumônier, Yves Gernigon, qui a fortement marqué toute une génération d’étudiants dans les années 1950 et 1960, à travers ses cours d’instruction religieuse, et ses exigences en matière d’engagement chrétien (messe, prière, récollections, JEC, camp de Saints, « Fraternités de Foucauld » jeunes…). S’il est excessivement directif, il fait découvrir à de nombreux jeunes un visage de Jésus-Christ bien vivant et tout à fait nouveau pour eux. Très vite, le courant passe bien entre Françoise et lui.

Au lycée, la JEC est donc bien présente, impulsée par le père Gernigon : Lors de ses cours d’instruction religieuse, il incite les élèves et les étudiants à former dans leurs classes des équipes de JEC qui se réunissent toutes les semaines pour faire « révision de vie » en échangeant sur les « faits de classe », en référence à l’Evangile, et pour agir en vue d’améliorer la situation analysée. On se souvient du fameux slogan de la JEC « Voir, juger, agir » : C’est cette pratique des équipes JEC qui a permis à des générations de scolaires et d’étudiants de découvrir la lecture personnelle de l’Evangile, et d’incarner leur foi dans la réalité d’une de vie de lycéen, en prenant des initiatives concrètes pour améliorer les relations entre étudiants, avec les professeurs….

Avec d’autres aumôniers de lycées parisiens, le père Gernigon a aussi lancé les « camps de Saints » à partir de 1957, et Françoise va y participer activement : Tous les ans et jusqu’en 1968, ces camps de 10 jours regroupent début juillet, à Saints en région parisienne, une soixantaine d’étudiants de classes préparatoires aux grandes écoles et d’universités, engagés dans la JEC ou la « Mission étudiante ». Très structurés autour de longs temps d’échanges en petits groupes, et de temps de prière collective et personnelle, ces camps abordent chaque jour un thème à partir d’un exposé préparé par un groupe de jeunes au cours des mois précédents : Prière, conversion, vocation, action catholique, sexualité, travail, politique, culture. Françoise y a participé de 1963 à 1968.

Le père Gernigon faisait lui-même partie des « Fraternité sacerdotales Charles de Foucauld » sacerdotales, et il avait suscité en 1957-58 la création d’équipes «Fraternités de Foucauld jeunes » parmi les étudiants dont il était l’aumônier, et plus largement ensuite, qui se réunissaient une fois par mois. Là, ce n’est pas la vie de classe qui était abordée, mais toute la vie des jeunes que nous étions. Et surtout, c’est la dimension de prière et de contemplation qui était privilégiée aux Fraternités, avec notamment pour chacun une heure d’adoration eucharistique chaque semaine ; il s’agissait de « mener un certain style de vie chrétienne suscité par l’Esprit Saint, dans la ligne du Frère Charles ». Ces Fraternités de Foucauld jeunes ont réuni dès 1960-61 une soixantaine de membres, puis à partir de 1965 et jusqu’à leur disparition en 1973 de 150 à 200 jeunes, étudiants et professionnels.

Françoise a fait très vite partie des « Fraternités jeunes » et en est devenue l’une des responsables pour les équipes féminines, dès 1962 et pendant plusieurs années ensuite.

Elle restera très proche du père Gernigon pendant plus de dix ans,

A la suite du Concile de Vatican II, l’Eglise avait décidé de mettre en place un dialogue régulier avec le « monde de l’incroyance » par la constitution d’un « Service Foi-Incroyance », qui en France avait été confié en 1966 au père Jean-François Six, appartenant lui-même à la Mission de France et ayant par ailleurs beaucoup travaillé sur Charles de Foucauld.

Après avoir été aumônier de lycée pendant 15 ans, Yves Gernigon change d’orientation après les évènements politiques de Mai 1968 qui l’ont fortement marqué et qui ont ébranlé la société française et l’Eglise : ils ont remis en cause son travail classique de formateur de jeunes chrétiens en aumônerie, et il aspire à être plus en contact avec les incroyants, voir et comprendre leurs questionnements existentiels.

Il se rapproche alors du « Service Foi-Incroyance », et en liens avec Jean-François Six, étant toujours aumônier du mouvement des « Fraternités de Foucauld – Jeunes » qu’il avait suscité 10 ans plus tôt, et -il lance en 1969-70 des « groupes de dialogue croyants – non-croyants », en s’appuyant notamment sur des membres des Fraternités jeunes. Ces groupes informels, à la durée de vie parfois courte, sont des lieux de rencontre et de communication fraternelle, des lieux d’expression du « sens » que l’on donne aux évènements et à ses choix de vie, des lieux de questionnement réciproque, et des relais d’action et de conversion.

En 1972-73, les groupes de « Fraternités de Foucauld jeunes » disparaissent, de même que leur bulletin, mais Yves Gernigon a créé en 1971 ou 1972 une nouvelle revue autour des questions de foi et d’incroyance, « Communication », qui tire à 200 exemplaires ; elle paraitra jusqu’au numéro 16, fin 1977, avant qu’il ne parte pour le Brésil. Il sollicite un certain nombre d’amis issus des Fraternités et des « groupes de base » ou « groupe de dialogue » pour des contributions à la revue.

En juin 1980, Yves Gernigon est nommé « prêtre Fidei donum » pour le Brésil, et il part pour ce pays alors sous le régime de la dictature militaire, où il rejoint le diocèse de Monseigneur Arns, évêque de Sao Paulo pour lequel il a une grande admiration pour ses prises de positions courageuses. Mais il mourra prématurément le 31 Octobre 1981, rapatrié en France pour un cancer du foie.

Début novembre 1981, Françoise est présente aux obsèques d’Yves Gernigon à Saint Merry à Paris, et y donne son témoignage sur leur longue et forte relation d’amitié. La cérémonie est présidée par le père Xavier de Chalendar, un de ses amis avec lequel il avait beaucoup collaboré quand il était aumônier de lycée.

 

Danielle Li, professeur de chinois

Petite biographie

Françoise commence à s’intéresser à la langue chinoise en 1979, et s’inscrit à l’Université de Lyon pour y suivre l’enseignement académique du Mandarin auprès de Danielle Li, professeur de chinois. Très vite elles sympathisent. Plus tard, quand Françoise sera enseignante de français en Chine, elle reviendra souvent saluer Madame Li lors de passages à Lyon pendant les vacances d’été, et elles passeront à chaque fois toute une après-midi à échanger sur les méthodes pédagogiques d’enseignement d’une langue étrangère.

Il faut dire quelques mots de Madame Li, une franco-chinoise dont la biographie a été éditée à Lyon sous le titre « L’Eurasienne » : Son père Monsieur Li était venu faire des études supérieures en France, à Lyon, dans le domaine de la musique et du piano dans les années 1920, s’était marié avec une jeune lyonnaise et était reparti pour la Chine avec celle-ci en 1926. Leur fille Chensheng (qui signifie « Née poussière ») Li était née quelques mois après, en Mai 1927.

La famille Li s’est installée à Hangzhou où Monsieur Li était nommé responsable de la section musique d’une nouvelle école des Beaux-Arts créée par le gouvernement de Chiang Kaishek. Mais le Japon entre en guerre contre la Chine en 1937, l’école des Beaux-Arts doit s’exiler à la campagne, et la famille Li déménage pour Shanghai en 1938 : c’est là en 1939 que la petite fille est baptisée à 12 ans, à sa demande, sous le prénom de Danielle choisi par sa maman, alors qu’elle est scolarisée chez les Dames du sacré Cœur.

Chensheng Danielle Li poursuit ses études à Shanghai jusqu’au bac puis, après la capitulation du Japon, elle entame des études de langues étrangères à l’Université d’Etat de Hangzhou où sa famille est revenue en 1946, et elle étudie les langues étrangères : l’anglais et l’allemand.

Mais en Chine, la situation devient de plus en plus difficile avec la guerre civile entre le régime de Chiang Kaishek et les communistes ; après 1949 et la victoire des communistes, la famille Li, catholique et bourgeoise, et couple sino-français, est vite suspecte ; la jeune diplômée en anglais, après avoir refusé un poste de travail dans un commissariat sans rapport avec sa formation, est nommée enseignante dans un collège de bas niveau alors qu’elle est sortie major de sa promotion et qu’elle espérait un poste d’assistante d’anglais à l’Université. Plus tard, elle est nommée professeur d’anglais à la faculté de Médecine où elle est très appréciée, mais le climat politique est de plus en plus difficile à supporter, avec des réunions politiques obligatoires très pesantes. Elle a son franc-parler, et elle est vite visée par les critiques politiques et par de faux témoignages sur sa conduite. En 1954, elle prend rendez-vous avec le secrétaire du parti communiste de la ville, pour clarifier la situation : celui-ci, qu’elle estime à titre personnel, reconnait qu’elle est bien notée à l’Université pour son travail, mais qu’elle n’a aucune conscience politique : « Vous êtes issue d’une famille intellectuelle, privilégiée, vous ne connaissez pas les problèmes des paysans, des ouvriers, des petites gens ». Elle comprend alors que si elle n’adhère pas au parti communiste, elle ne pourra jamais progresser ; et elle ne supporte pas l’idée qu’on tente de lui imposer un mode de pensée. En rentrant chez ses parents avec lesquels elle vit, sa décision est prise et elle dit à sa mère « Il faut partir ».

De fait, sa mère et elle finissent par obtenir des visas pour la France et quittent la Chine en 1956, alors qu’elle a 29 ans ; son père ne pourra les rejoindre qu’en 1962.

 

Après leur installation à Lyon et quelques années difficiles car ses diplômes chinois ne sont pas reconnus en France, elle finit par être nommée assistante de chinois à l’Université de Lyon en 1973, à 47 ans. Elle y enseignera jusqu’à sa retraite en 1992.

Sa vie mouvementée ne s’arrêtera pas là puisqu’en 2010, à 83 ans et alors qu’elle prépare son entrée en maison de retraite à Lyon, elle reçoit une lettre de Chine, adressée depuis Xiamen par l’amoureux de sa jeunesse à Hangzhou, veuf maintenant mais qui pense toujours à elle, et elle va finalement partir en Chine pour le rejoindre, se marier et passer à Xiamen les dernières années de sa vie dans la famille de cet homme, à Xiamen où Françoise a commencé son travail en Chine.

Chensheng Danielle Li est décédée à Xiamen début juillet 2018.

 

Jean-Michel Gauthron, ami de l’époque étudiante

Je voudrais essayer, non pas de faire le portrait global de Françoise Pinot, mais de tracer certaines lignes qui ont dessiné une vie originale. Je ne suis pas sûr qu’elle a eu une “vocation” établie ; tout me pousse à dire le contraire. Simplement elle s’est construite petit à petit, avec les “occasions” – le mot grec de “kairos” le dit bien – qui se sont proposées avec force pour elle, toute sa vie : occasions qui soufflent dans un sens et la poussent à prendre telle décision, puis dans un autre, chacune étant prise au sérieux ou abandonnée sans nostalgie.

Françoise était une élève brillante, en avance dans sa scolarité. La première fois que nous nous sommes rencontrés, a été lors d’une réunion des Fraternités Jeunes de Foucauld. Ce mouvement issu de la volonté du Père Yves Gernigon, aumônier alors du lycée Henri IV, où j’ai été étudiant comme Françoise, avait pour mission de nous élever spirituellement en suivant le chemin du Père de Foucauld. Il se développait vite, comptant des membres pris dans et en dehors du lycée. Françoise en faisait partie et immédiatement Yves Gernigon l’a promue au rôle de guide, ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui un ”leader”.

Les premières choses que j’ai remarquées concernent sa prise de parole – rare, car à l’époque elle parlait peu (en comparaison avec nous autres) mais avec rapidité –, rassemblant en peu de mots ce qu’elle avait à dire. Cette “maturité” m’interrogeait déjà. Elle énonçait des vérités simples ; elle parlait avec des mots de tous les jours, des mots que je qualifierai “d’actions”. Elle n’avait rien de “mystique” au sens habituel du terme ; elle énonçait des choses concrètes. Elle ne faisait pas grand-chose pour plaire. Elle était de taille moyenne – on dirait petite aujourd’hui – sans grandes caractéristiques. Elle s’habillait mal, enfin selon mon goût. Atteinte d’un léger strabisme, elle ne voyait pas très bien. Elle n’a jamais appris à conduire. Cependant quand elle parlait, son intelligence éclairait son regard qui devenait vif. Et la dernière phrase était souvent accompagnée d’un grand sourire. Une question naissait immédiatement en moi et persistait : qui est-elle, cette Françoise ?

Nous avons vécu ensemble les « Camps de Saints de la J.E.C., de 1963 à 1968, voulus par le père Gernigon ; très structurés, avec un thème par jour sur dix jours, il s’adressait aux élèves des classes préparatoires aux grandes écoles de Paris, mais était ouvert aussi à d’autres étudiants en faculté. Françoise a beaucoup pratiqué “l’adoration du Saint Sacrement”, qu’on nommait comme cela dans les années 60-70 en référence à Charles de Foucauld.

Dans les années 1970 où beaucoup de choses changeaient, étaient remises en question, je retiens notamment 2 épisodes la concernant :

  • –  Plusieurs membres des Fraternités jeunes de Foucauld sont invités à Assise pour discuter des grandes lignes des Fraternités. Le Père Voillaume y prend part. J’y suis invité comme elle, je ne suis pas vraiment en forme. Les autres avouent leur incompréhension devant ce qui se déroule. Seule Françoise perçoit les grandes lignes et affirme sa position. Elle est d’accord sur certains points, elle est réservée – elle dit pourquoi – sur d’autres.
  • –  Radio Luxembourg organise des émissions invitant à témoigner ceux pour lesquels la foi en Jésus a un sens. Elle offre aux jeunes de la Fraternité de Foucauld de s’exprimer sur son antenne. Mais nous, intellectuels peu habitués à parler en trois minutes des points essentiels de notre foi, sommes bavards. Chacun ajoute un mot pour préciser et justifier les paroles du précédent. Quand on écoute l’émission, après le mixage, il n’y a que la parole de Françoise qui passe.

 

J’ai appris plus tard qu’elle a manifesté sa volonté de faire un séjour à la maison du Tubet à Aix- en-Provence chez les petites sœurs de Foucauld. Mais Françoise ne s’inscrira pas dans une communauté de femmes prononçant des vœux définitifs. Le “Souffle de Vérité” l’emmènera vers une « fidélité itinérante ». Elle suivra “la tente” où Yahvé voyage pendant quarante ans, traversant le désert du Sinaï en tous sens. J’aime ce goût du risque – surtout chez les autres ! – qui la guidera toute sa vie. Le jour de mon mariage, Françoise est présente au premier rang. Elle écoute attentivement tout ce qui se dit dans la cérémonie qui dure près de deux heures. Mais au moment de poursuivre la fête, elle s’éclipse. Cependant elle nous laisse comme cadeau le très beau livre du père Jean-François Six sur Jésus.

Françoise part en 1984 pour la Chine comme professeur de français en université. Elle avait déjà fait un séjour â Hong-Kong comme professeur de français à l’Alliance Française, pendant l’année scolaire 1979-1980. Elle rentrait en France chaque été. En Juillet 1989, Marcel L’Aot, ami commun de l’époque étudiante, lui demande de venir passer deux jours en Bretagne à Lizio, pour nous exposer les conditions de vie, la mentalité, tout ce qu’elle a découvert en Chine depuis 5 ans. Elle avait de multiples histoires à raconter. On l’écoutait, le sourire venait souvent sur nos lèvres ; on était très intéressés et on en redemandait. Les deux jours se sont passés très vite.

Dans les années 1999-2000, Françoise et sa famille connaissent un drame. Son frère Frédéric (9), le dernier de la famille, un polytechnicien qui a fait une brillante carrière professionnelle, a une tumeur rare au cerveau et apprend par les médecins qu’il va mourir sous peu. Françoise est revenue à Paris pour les vacances du nouvel an chinois, ce qu’elle ne faisait pas d’habitude. Je la rencontre un samedi à midi près de la gare St Lazare. Elle est là, avant moi, me sourit dès qu’elle me voit et m’embrasse tendrement. C’est la première fois que nous avons un tel contact physique. Je l’emmène dans un restaurant chinois qui jouxte la gare. Et elle commence à raconter l’histoire de son frère. Je suis toute oreille. Elle est déchirée par l’annonce brutale de cette maladie et des répercussions prévisibles pour ses proches. J’écoute Françoise. Les mots sortent de sa bouche par saccades. Je vois ses yeux prêts à pleurer. Elle est en très grande colère devant la situation. C’est la seule fois où je la vois comme cela. Lorsque nous nous quittons – j’ai une réunion de professeurs de philosophie tout près – il me semble qu’une grande amitié entre nous est née. Nous avons partagé nos souffrances, ma famille ayant connu une situation analogue. Elle m’a dit ce qu’elle avait sur le cœur : une chose très lourde à porter, surtout de la part d’une sœur aînée sans enfant à l’égard d’un « petit frère ». Frédéric mourra dans les jours qui suivent et Françoise retournera en Chine, marquée par cette disparition subite.

En 2001 ou 2002, nous partons en vacances en Saintonge et au retour nous nous arrêtons à Confolens en Charente, dans la maison de famille de Françoise. Celle-ci est rentrée en France pour un an et s’occupe de sa maman qui est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Je la trouve devenue bavarde ; elle parle jardinage, arrachage de mauvaises herbes, arbres qu’elle est en train de couper. Elle montre à mon épouse Martine comment elle s’y prend. La maladie de sa mère lui procure de fortes tensions psychologiques. Elle fait tout pour s’en protéger, se réservant des heures bien à elle. Nous dînons en compagnie de madame Pinot dans une cuisine ultra moderne dont Françoise se sert maladroitement. Elle s’en excuse en souriant. C’est drôle de voir une autre Françoise que celle qu’on connaît à l’extérieur de sa famille, cueillie chez elle en plein travail manuel. Tous les ans, à son retour en France pour les vacances, elle s’arrête à Lyon plusieurs jours pour voir ses nombreux amis. Elle passe souvent aussi à Nantes où les Le Borgne la reçoivent et invitent ses amis de l’Ouest.

Vingt ans après la rencontre de Lizio en 1989, j’ai eu envie d’organiser une autre rencontre sur un week-end. Je lui dis mon projet et avec son accord, je me mets immédiatement à l’œuvre. Cela se fera à côté d’Angers. En 2008, j’invite de vieux amis, parisiens pour la plupart et de nouveaux amis d’Angers et de la région. Au total nous sommes quarante-cinq. Je réserve la soirée à une projection du film « Still Life » qui nourrira l’échange, s’il y a lieu. Mais l’animatrice en chef est Françoise. Elle devient très douée pour cela. D’ailleurs elle se définit comme une « verbo-motrice ». Quand je lui donne la parole, elle occupe la place ou le rôle jusqu’à ce que je lui dise de s’arrêter ! Chemin faisant, elle nous raconte d’innombrables évènements qu’elle a vécu au quotidien au fil des ans, et comment elle voit la Chine évoluer à très grande vitesse.

Nous l’emmenions parfois à la messe célébrée dans la chapelle de l’hôpital psychiatrique d’Angers où nous allons régulièrement. A la sortie d’une messe, nous en parlons avec elle, mais sans plus. Puis un jour elle nous envoie un article paru dans le journal de la Mission de France, « LAC ». Je cite l’intégralité du passage : L’eucharistie est pour moi le sacrement de l’universalité…. Il me semble que les eucharisties domestiques, en petits groupes d’affinité etc… ne peuvent pas devenir le modèle unique de l’eucharistie sans risque d’en dénaturer le sens. L’Eucharistie n’est pas seulement un repas de famille. J’aime que dans nos églises en France, lors de la messe, les portes ne soient pas verrouillées et que n’importe qui puisse y entrer. C’est ce qui se passe souvent en Chine où des curieux passent et entrent. Cela pose un autre problème : comment les eucharisties dans leur célébration peuvent être aussi accueillantes pour ces «passants», leur faire pleinement place. J’ai pu cet été accompagner des amis à une eucharistie célébrée dans un hôpital psychiatrique. Dans cette petite chapelle de style vieillot, la célébration pouvait sembler d’un « classicisme » parfait. Pourtant, la porte largement ouverte, les passages, les interventions fortes ou la présence muette de personnes qu’on qualifierait ailleurs de délirantes, perturbées ou dépressives, n’étaient pas une espèce de bruit parasite « en dépit duquel » on se serait efforcé de célébrer l’Eucharistie en l’accueillant (le supportant ou le portant) avec bienveillance ou compassion mais nous mettaient tous ensemble devant le mystère de la vie du Ressuscité qui se fraie en chacun un long et difficile chemin. Ces personnes n’étaient pas seulement accueillies mais aussi participantes actives si bien que, pour tous, la célébration prenait une autre dimension. Leurs interventions ouvraient dans la célébration une espèce de brèche. Personne ne nous avait dit en si peu de mots l’essentiel de ce que nous célébrions depuis 25 ans. Nous avons fait lire ce passage à d’autres personnes de notre groupe et nous avons approfondi d’autres articles portant par exemple sur le « notre » du Notre Père qui dit en chinois ouvre une perspective nouvelle. L’Eucharistie devient un pain à partager et à multiplier sans fin. Françoise, je te sais grâce de m’avoir rendu possible cette ouverture sur l’Eucharistie.

Les visites de Françoise chez nous ont permis de parler plus fréquemment et plus longuement. J’ai pu avoir confirmation de son appartenance à la Mission de France quand par deux fois je l’ai emmenée à la Pommeraye dans le Maine et Loire où avaient lieu trois jours de discussions- retraites pendant lesquelles l’avenir de ce mouvement était, à chaque fois, questionné. J’y connaissais deux personnes, et elles m’ont toutes les deux affirmé que la parole de Françoise tranchait : elle sait où le débat sera fécond et y conduit vite. Elle choisit les termes pour le faire avancer. Elle ne se perd pas dans les discussions de procédure. A la Pommeraye, cela a été particulièrement vrai ; elle savait qu’elle n’en avait plus pour longtemps à vivre car la médecine avait diagnostiqué une tumeur inguérissable.

Pour ses obsèques, Françoise avait délibérément choisi d’avance qu’on lise les textes bibliques de la liturgie du jour. Elle était comme cela, elle faisait confiance à la lecture quotidienne de la Bible pour les célébrations ; et elle lisait aussi la Bible pour l’étude crayon à la main, dans son intégralité. Les textes, si différents soient-ils, partagent un même appel à vivre.

Françoise est trop simple, pour nous qui sommes en général compliqués. A l’inverse, ce qui nous paraît simple était pour Françoise l’objet d’un choix complexe et jamais définitif. Pour la plupart d’entre nous, le choix du conjoint, le choix du métier représentait une tâche difficile à laquelle on consacrait tout notre temps entre 15 et 25 ans. Françoise, son choix est fait d’emblée : c’est Jésus-Christ. Tout en discutant longuement avec Lui, elle le suit. Cette discussion – le mot de « prière » serait plus adéquat – tisse sa vie. La Bible est son livre de chevet. Mais Jésus-Christ est présent aussi en tout homme, bien que tout homme n’en ait pas conscience. Elle le rencontrera jusqu’en Chine, continent où tout pourtant – croyances, langages, façons de vivre – est complètement éloigné de la vision occidentale sur laquelle s’est construite l’Eglise. Elle passera et laissera des traces qui resteront, en partie, inconnues d’elle. Ou pour le dire autrement : le Livre est ouvert et la totalité du Corps de l’humanité reste à achever.

 

Yves Roger-Machart, ami de l’époque étudiante

Je fais partie des amis de Françoise de l’époque étudiante où tant de choses se jouent dans les choix qui sont à faire, et pour moi la découverte d’un Christ incarné dans la vie, grâce à Yves Gernigon aumônier du Lycée Henri IV à Paris, reste encore aujourd’hui, plus de 50 ans après, une expérience fondatrice.

Ma famille habitait à l’époque, dans les années 1960, dans le même immeuble que la famille Pinot, juste en-dessous d’elle ; mes 6 frères et sœurs et moi-même, avions presque tous des contemporains chez les enfants Pinot. Mais paradoxalement, ce n’est pas par une amitié spontanée de voisinage mais bien par les mouvements d’action catholique et de spiritualité que j’ai surtout côtoyé Françoise ma contemporaine, sa jeune sœur Marion et son frère Frédéric. Après le bac, Françoise a très vite fait partie des responsables des groupes des « Fraternités de Foucauld – jeunes » suscités par le père Gernigon, et elle était unanimement reconnue pour son intelligence très vive, sa maturité humaine et spirituelle, et ses analyses fines et percutantes des situations.

Je l’ai un peu perdue de vue en début de vie professionnelle, lorsque j’ai travaillé à Lyon dans les chambres d’agriculture à partir de 1970. Mais j’ai appris qu’elle avait rejoint Lyon en 1975 ; j’avais entendu dire qu’elle avait hésité à s’engager dans la vie religieuse avant d’opter pour sa carrière d’assistante sociale, et j’ai voulu savoir où elle en était de sa recherche spirituelle, étant alors moi-même un peu perdu à l’époque ; c’est ainsi que je l’ai longuement interviewée en 1978. Il était clair à ce moment-là qu’elle souhaitait changer d’orientation, mais sans encore savoir vers où s’orienter, et sa recherche spirituelle hors des sentiers battus était loin de mes préoccupations du moment.

Par la suite, elle est donc partie en Chine comme professeur de français, et j’ai été comme beaucoup d’autres amis destinataire des « lettres de Chine » de Françoise, transmises par sa maman, que nous lisions toujours avec grand intérêt. (…) Lorsqu’elle était à Paris, déjà malade, mon épouse et moi avons été avec elle au Musée de l’Immigration, à la Porte Dorée, sur sa proposition : il s’y tenait une exposition spécifique sur l’immigration algérienne en France. Déjà largement handicapée par son mal, elle s’est passionnée longuement pour cette exposition qui la ramenait à ses années d’assistante sociale en Région parisienne et à Lyon. Nous avons pris un pot dans un café voisin avant de la laisser repartir en métro : Elle ne voulait pas être raccompagnée.

De fait, cette vie spartiate à l’autre bout du monde pendant plus de 25 ans a été pour elle un épanouissement, une belle réussite humaine, qui n’a pris pour moi tout son sens qu’à travers son adhésion à la Mission de France où elle s’est exprimée pleinement, et où ses écrits ont pris leur pleine dimension. Et c’est beaucoup dans les toutes dernières années de sa vie, quand elle était retraitée à Paris puis malade, que j’en ai plus pris conscience : la vie de Françoise, à travers ses écrits, son expérience qu’elle a partagée avec nous, le nombre et la diversité incroyable de ses amis conservés dans la durée, est d’une grande beauté et me parle de vie éternelle. (…) C’est là que j’ai pris conscience, bien tardivement il est vrai, à quel point sa vie était une quête spirituelle permanente d’une force rare. J’en ai eu la confirmation ensuite dans ses dernières années de vie, à ses obsèques, et ensuite lors des échanges avec ses proches de la Mission de France. Devant ses écrits, et devant la joie communicative de son expérience chinoise qu’elle nous avait partagée lors d’une longue causerie à Angers en 2008, je dirais de Françoise, pour paraphraser l’Evangile de Marc (1,22) : « Elle enseignait en femme qui a autorité. » Il y a une vraie force de vie spirituelle dans sa présence, dans sa parole, et dans ses écrits.

Beaucoup d’entre nous, dans les années 1960, ont puisé effectivement des forces dans l’expérience des mouvements de jeunes, que ce soit à la JEC ou ailleurs, pour donner certaines orientations militantes à leur vie ; mais combien en cours de route ont, après des accidents de parcours ou des épreuves diverses, quelque peu oublié, voire renié la quête spirituelle qui a sous-tendu leur action au départ ? L’incroyable chez Françoise, c’est la densité, l’intensité et la pérennité de sa vie spirituelle et de sa vie tout court.
Il est aussi frappant de constater la dimension prophétique des 2 pôles d’intérêt majeur de sa vie :

  • –  -Les immigrés, et la place que leur réserve nos sociétés « développées ». Dans les années 1960 et 70, Françoise n’a pas connu l’afflux important de migrants que nous pouvons connaitre aujourd’hui du fait des conflits au Moyen Orient et de la pression grandissante des migrations économiques. Mais il est notable qu’aujourd’hui l’Union européenne est largement confrontée à cette question des migrants qui peut parfaitement bouleverser les équilibres politiques de nos pays.
  • –  -La Chine dans le monde : Là aussi, c’est un lieu commun de constater la montée en puissance économique et politique de la Chine dans le monde ; mais il faut aussi souligner que, dans le même temps où l’Eglise s’affaiblit dangereusement dans les pays où elle est née, au Proche et Moyen Orient, elle peut exister et croître dans ce pays communiste qui, s’il s’est ouvert au commerce mondial, s’ouvre aussi bon an mal an à l’annonce de l’Evangile, répondant au vœu du Carmel et de Thérèse de Lisieux.Une vocation…Si Françoise se décide à partir pour la Chine en 1984, c’est bien pour elle une exigence de foi, qu’elle a souvent redite à Jacques Leclerc du Sablon : « C’est pour ma foi que je suis en Chine. Etre en Chine, ça m’aide à croire. » Elle a souvent dit la même chose, sous une autre forme, à Philippe Deterre, autre ami de la Mission de France avec lequel elle échange en équipe : « Si la foi en Jésus-Christ a un sens, elle doit permettre à la chrétienne que je suis de vivre cette foi en Chine. » Bien sûr, dans son choix de la Chine, il y a sans doute le plaisir de découvrir et d’approfondir une langue et une culture millénaires, si différentes, de connaitre un pays qui va compter de plus en plus dans le monde, d’enseigner le français à un niveau universitaire…. Mais il y a aussi ce défi de vivre dans cet immense pays, si peuplé et où la foi est si peu connue, alors que l’Esprit Saint doit y être à l’œuvre comme partout. Et son pari, c’est que si l’Esprit Saint est effectivement à l’œuvre en Chine, elle pourra l’y rencontrer à travers ses rencontres et ses amitiés…. française.Un mot enfin sur l’enracinement impressionnant de Françoise dans notre culture et notre spiritualité françaises : Toute sa vie, et jusqu’au bout des ongles, Françoise conserve et entretient un lien très fort avec sa famille et ses amis de l’intelligentsia française ; elle a lu et s’est imprégnée de nos auteurs classiques, a visité un grand nombre de musées et d’expositions, a adoré débattre de tous les problèmes de société avec les uns et les autres, aussi bien en Chine qu’en France, avec un esprit critique toujours affûté et un humour certain. Par ailleurs, elle s’est beaucoup nourrie de la lecture de penseurs et de théologiens très divers (Congar, Rahner, Manaranche, Levinas, Buber, Morel, Beauchamp, de Certeaux, Vasse…) ; outre la lecture et la méditation de la Bible, elle a aimé et s’est inspirée de grands saints comme Jean de la Croix, mais surtout Charles de Foucauld, si français, dont elle est restée proche depuis l’époque étudiante et tout au long de sa vie ensuite.

 

Maguy Pellerin, assistante sociale à Paris

Mars 2017

« Françoise, il est difficile d’écrire ces quelques mots… pourquoi ? Par peur de trahir ce que nous avons vécu avec toi, dans l’amitié qui était nôtre ! »

J’ai fait connaissance avec Françoise en 1965. Nous commencions la formation d’assistante sociale ; elle avait déjà des diplômes universitaires.

Françoise était aux fraternités Foucauld et moi à Vie Chrétienne ; je retiens sa foi enracinée… depuis certainement son enfance, mais aussi ses questionnements… ; nos chemins propres avaient quelque chose à dire à l’autre…. 3 ans où s’est scellée une amitié qui a duré depuis, dans nos voies différentes mais qui questionnaient l’autre et invitaient au partage !

Ce que j’ai retenu de cette période, c’est sa très grande curiosité pour l’autre, pour le devenir de toute personne, sa curiosité pour le monde…Le désir de connaître et respecter la trajectoire de chacun dans son originalité propre.

Diplômée, parlant déjà près de 4 langues, Françoise fut embauchée d’emblée au SSAE auprès des travailleurs migrants, ce qui était rare à l’époque, (on demandait une expérience professionnelle) en région parisienne puis à Lyon.

C’est Françoise qui m’a fait connaître le service Réfugiés de la Cimade, alors que je militais au sein des milieux réfugiés brésiliens. Elle fut « initiatique » pour moi, puisque depuis j’ai poursuivi toute ma vie professionnelle avec des réfugiés.

Françoise s’intéressa très vite au travail communautaire dépassant le « case work » habituel pour une jeune assistante sociale.

Son engagement la poussa à accepter très vite des responsabilités syndicales au sein de la CFDT, sur le plan du service social ; elle fut sollicitée très vite au niveau de la Confédération. Françoise avait une autorité, ses analyses interpellaient…Elle aimait prendre la parole.., elle avait la parole facile, l’écrit aussi… nous devions comprendre que pour les proches cela n’était pas toujours simple, tant la force de ses convictions était manifeste !

Je retiens son combat pour les droits des migrants, droit au séjour, droit à l’asile, droits sociaux pour que chacun puisse accéder, en tant que personne et au sein du groupe communautaire auquel il se rattache, à sa pleine dimension.

Françoise nous donna le goût de nous battre aux côtés des étrangers, contre les abus des services administratifs. Lorsque, dans l’embarras, on la sollicitait, elle nous écoutait attentivement, manifestait de l’humour et donnait la « perle » qui allait nous délivrer ! Elle était « personne ressources ». Elle était gaie, radieuse, maniait l’humour, comprenant et déplaçant la question que nous posions maladroitement.

Inutile de dire mon… questionnement lorsqu’elle s’envola vers la Chine…pourquoi? je demeurai même démunie !

Sa fidélité à ses amis, ses collègues du syndicat, ont fait que Françoise nous fit signe pour des retrouvailles lors de ses retours tous les deux ans en France. Les lettres nous ont initié progressivement à découvrir ce continent qui paraissait très lointain, et les milieux des étudiants souvent pauvres qu’elle formait, nous associant parfois à des recherches de documents.

 

Très vite à son retour pour prendre sa retraite, elle vient me dire son désir de s’engager auprès des femmes chinoises victimes de la traite, sollicitant la réglementation pour permettre l’obtention des titres de séjour. Elle m’a demandé « tout ce que le Gisti pouvait offrir ». Rien ne l’arrêtait, étant déjà en lien avec des universitaires, des associations qui travaillaient ces questions.

Je voudrais témoigner enfin que la chaleur de la rencontre a permis à de nombreuses femmes de dépasser ce qui à première vue échappait aux services sociaux ; Françoise les accompagnait dans les méandres administratifs, se battant avec l’administration.

C’est ainsi que j’ai pu rencontrer J. pour laquelle Françoise a dû interrompre, pour raisons de santé, le « retour à la vie » d’une jeune femme tellement brisée ; elle lui a fait simplement confiance. J. parle souvent du regard de Françoise, qui fut sur sa trajectoire, alors que cette jeune de 20 ans était au bord de la rupture définitive…en décembre 2011 ; le professeur de français en Chine, jusqu’au bout lui a enseigné tout… : la langue française, et l’autonomie nécessaire pour donner le goût de vivre. Cette femme a connu comme d’autres les pires moments dans son pays au Nigéria, la violence de la mort de sa famille sous ses yeux, les années de contrainte…Françoise a été sur son chemin, ce fut, quelques semaines avant que sa maladie se déclare, l’écoute et le regard (ce sont ses termes) qui ont relevé J. et c’est ainsi que tant de personnes sur les routes de la vie, ont trouvé avec Françoise une force pour apprendre à revivre, alors que tout semble définitivement perdu.

 

Geneviève Gibert, assistante sociale à Lyon

« Je concentre toutes mes forces sur l’aujourd’hui »

C’est en 1975 que j’ai connue Françoise. Nous étions l’une et l’autre assistantes sociales. Elle travaillait au SSAE et moi, j’étais assistante sociale dans un quartier populaire de Villeurbanne, amenée à recevoir toute personne ou tout groupe quelle que soit leur demande et avec ceux- ci, tenter de trouver une solution à leurs difficultés. Françoise était spécialisée dans toutes les questions relatives aux étrangers, elle était entre autres chargée du secteur de Villeurbanne et avait un rôle de conseil technique auprès des services sociaux de cette même ville. Nous ne pouvions en effet connaître la législation relative aux émigrés, aussi précisément que le SSAE, je dirais aussi « finement » que Françoise.

J’ai très rapidement saisi que je n’avais pas en face de moi, seulement une technicienne, mais quelqu’un qui avait un plus. La législation elle la connaissait sur « le bout des doigts », elle faisait des recoupements avec les us et coutumes, car son but était sans répit aucun, de faire trouver sa place à chacun et bien sûr obtenir sa carte de séjours certes, sans risque d’avoir fait un oubli. Elle avait en face d’elle un homme, une femme qui avait des droits et de toute façon le droit de vivre, et de vivre dignement.

Quand elle est partie en Chine, chaque année en juillet, Françoise venait à Lyon pour rencontrer ses amis. Elle les avait connus à la CFDT, dans les services sociaux, à la pastorale des migrants, ou personnellement. Elle rencontrait aussi, bien sûr, son professeur de chinois.
Au cours de longs repas, elle élargissait nos horizons et là, la Chine nous était contée, de longs moments sur ses découvertes, ses réflexions, mais aussi ses recherches pour améliorer sans cesse l’enseignement du français à ses étudiants, tenant compte de chacun ; elle nous parlait aussi de ses échanges avec ses collègues. J’ai eu d’ailleurs la chance d’avoir pu rencontrer certains d’entre eux, professeurs et élèves, à l’université de Chong Qing, et celle de Nanning. Lors de nos rencontres elle se mettait à jour de ce qui se passait en France, la politique, le syndicalisme, la vie dans les quartiers…

Durant son séjour lyonnais elle logeait chez moi. Après nous être donné des nouvelles de nos familles et des uns et des autres, nous refaisions le monde, à partir des événements et de ce que nous avions fait, l’année écoulée. Elle me donnait mille idées pour avancer, parfois un simple mot, une direction m’ouvrait à une réflexion qui changeait tout ou presque, de toute façon m’inspirait pour des actions plus judicieuses. Tout était occasion d’approfondissement, de réflexion, de questionnement. Rien n’était sans solutions, alors il n’y avait plus qu’à agir. Jamais le drame, de toute façon, quoiqu’il arrive on « s’en sortait ». Et tout cela émaillé, certes de grandes intuitions, mais aussi d’humour et de rires.

Françoise, au regard clair, tournée vers tous les horizons, dans la profondeur des idées et du monde Et puis il y a eu son retour de Chine, ses projets, ses nouveaux engagements. Rapidement sa maladie : « Mes projets continuent, même si le temps est compté … Je vais faire de mon mieux pour battre le record de survie et en attendant, je consacre toutes mes forces sur l’aujourd’hui » nous écrivait-elle. L’Evangile et la prière de Charles de Foucauld à ses côtés.

Chère Françoise tu es partie vers ton Eternité avec le monde dans tes bras.

Nous étions tous auprès d’elle, quels que soient les kilomètres qui nous séparaient, elle continue à nous accompagner.

 

Mars 2017

Cécile Maurice et Colette Douard, collègues au SSAE

Avril 2017

J’ai connu Françoise dès son arrivée au Service Social d’Aide aux Emigrants – j’étais alors secrétaire à Paris rue de Vaugirard. Le contact s’est fait rapidement quand elle a su qu’il y avait trois syndiquées CFDT dans le Service.

Quand je repense à Françoise et à tous ces moments que nous avons vécus ensemble et qui ont fait naître une réelle amitié, il me vient tout de suite les mots d’ouverture d’esprit, de simplicité, de générosité et d’engagement.

Sa grande ouverture d’esprit. Elle traitait sur un pied d’égalité toutes les personnes rencontrées : déjà au sein du SSAE qu’elles soient secrétaires, interprètes ou assistantes sociales et bien sûr les personnes reçues au Service : pas de jugement hâtif, même respect de chacun, même écoute. En ce sens, son arrivée au SSAE et la création de la section syndicale ont permis que des relations plus égalitaires se créent entre le personnel.

C’est, je pense, par cette même ouverture d’esprit qu’elle respectait les personnes quelles que soient leur origine, leur culture. Cela se manifestait par sa volonté de connaître le contexte culturel des personnes reçues, leur langue, ce qui lui permettait de mieux comprendre leur situation, leurs aspirations, leurs besoins.

Elle avait une grande aspiration : permettre la rencontre des cultures. Elle la vivait déjà en France mais l’a élargie en prenant la décision d’aller vivre en Chine. Là encore, elle s’engage, apprend le mandarin et, grâce à l’enseignement du français – part enseigner le français dans des universités, son objectif étant là encore, de permettre la rencontre, la compréhension entre les peuples concernés. On peut se référer ici à toutes ses lettres commentées qu’elle nous envoyait de ses différents postes en Chine, pour nous permettre de partager ses rencontres humaines, connaître et comprendre différents aspects de leur culture, de leur histoire, et ainsi retrouver ce qui est commun en tout homme, malgré ou à travers nos différences : aspirations à la dignité, à la reconnaissance, à des moyens suffisants pour vivre…

Cette volonté de rencontres entre les cultures se manifestait aussi par son souci d’organiser l’accueil de ses étudiants chinois stagiaires en France, de faire en sorte qu’ils rencontrent des familles françaises ou immigrées : ce fut un enrichissement personnel très important.

Son engagement : peut-être la partie la plus importante de sa personnalité. Face à la lourdeur du SSAE lié au gouvernement du fait de son financement et des missions qu’il lui confiait, elle essayait d’aborder les problèmes des migrants et des réfugiés lors des réunions de service. Mais c’est surtout dans l’action syndicale avec les autres associations travaillant auprès des migrants qu’elle abordait et dénonçait les textes, les dysfonctionnements, les choix politiques à la racine des problèmes des étrangers.

Son engagement l’amenait à s’intéresser et soutenir dans la mesure de ses possibilités les étrangers – migrants ou réfugiés – qui se regroupaient en association. J’ai le souvenir de l’avoir accompagnée à une réunion d’Algériens le soir en banlieue nord.

Cela pouvait être aussi – par exemple – de recevoir exceptionnellement dans un café près du service, un Portugais très engagé dans l’opposition au Portugal. Elle jugeait avec raison qu’il était dangereux pour lui d’être reçu au service où se côtoyaient en salle d’attente migrants et « réfugiés » portugais.

Dans les rencontres syndicales et les tracts élaborés en équipe par la section syndicale, une de ses préoccupations était de transmettre au personnel de tous les bureaux répartis en France, une information complète, situant le problème abordé dans un contexte plus large, plus complet.

Elle était d’une très grande discrétion sur sa vie personnelle. Toutefois elle partageait facilement les nouvelles de sa grande famille, sa sœur vivant en Colombie, mariée à un Colombien, son frère en responsabilité au service des ressources humaines d’une grande entreprise, ses parents âgés etc…

Par tout cela, j’ai vécu avec Françoise une amitié très enrichissante et chaleureuse, étape importante dans ma vie.

Cécile Maurice

Françoise était pour moi une femme extraordinaire, généreuse, intelligente et solidaire. Je dois dire qu’elle était un exemple pour moi.

A son arrivée au SSAE en 1967, il n’y avait pas de section syndicale mais trois syndiquées. Ensuite, nous nous sommes syndiquées à la CFDT à l’extérieur et nous avons formé une section syndicale avec elle comme déléguée syndicale. Cela a été pour moi et quelques autres un réel soutien.

Dès son arrivée au SSAE elle s’est tout de suite investie pour le personnel, et professionnellement auprès des migrants. C’était une collègue formidable, à l’écoute de chacun et une aide exceptionnelle. On la sentait directement concernée et elle occupait un rôle primordial au sein de notre section syndicale.

Dans son travail au SSAE, auprès des étrangers, elle était très engagée, elle m’a vraiment surprise et étonnée parfois par toutes ses actions, par sa solidarité et sa compréhension envers les plus démunis. C’était une mission pour elle.

Elle a quitté le SSAE en 1980, après avoir appris le chinois et être ensuite professeur de français en Chine. Elle nous écrivait de Chine et pendant les vacances scolaires, nous ne manquions pas de la voir pour qu’elle nous raconte oralement toutes les richesses de sa vie.

Nous en étions très curieuses et contentes de poursuivre notre amitié.

 

Colette Douard

Fu Rong, ami et collègue professeur de français en Chine

Mars 2017

Nos profonds et éternels souvenirs de chère Françoise Pinot

En écrivant « nos profonds et éternels souvenirs… », je tiens à dire qu’il s’agit bien de toute ma famille de trois personnes (mon épouse ZHANG Dan, notre fille FU Nanxin et moi-même) qui veut bien porter le témoignage d’une longue et grande amitié liée entre nous et notre chère Françoise Pinot.

Notre amitié remonte au début des années 1990. Mais sans m’attarder sur le détail de ce long fleuve de contacts amicaux, je choisirais d’en relever quelques moments que nous avons passés ensemble dans les enseignements de français, et qui ont été déterminants grâce à sa précieuse aide pour ma vie académique, professionnelle et familiale.

S’agissant d’enseignements de français d’abord. De 1990 en 1995, à l’Institut des Langues étrangères du Sichuan à Chongqing, j’ai eu la chance de travailler avec Françoise qui était embauchée par ce dernier en tant qu’expert étranger de français pour enseigner ensemble le français général, la compréhension écrite de la presse française et la traduction du chinois au français. C’est pendant ces six années de rencontres quasiment quotidiennes que j’ai pu voir beaucoup se perfectionner et s’enrichir mon français ainsi que ma manière de faire la classe grâce à ses encouragements, ses conseils, ses remarques, ses suggestions. Je suis plus particulièrement touché et reconnaissant de sa grande disponibilité qu’elle a toujours bien voulu m’accorder pour me préparer minutieusement toutes sortes de matériaux pédagogiques (sons, vidéos, transcriptions, grammaires, exercices d’accompagnement et corrigés) qui constituent pour moi jusqu’à aujourd’hui encore une richesse inépuisable et renouvelable d’inspirations pédagogiques et didactiques. J’en ai profité pour avoir publié en Chine de nombreux articles sur les études de français.

L’année 1995 a été pour moi un autre moment très significatif tant du point de vue de ma vie professionnelle que du point de vue de ma vie familiale. En effet, cette année-là, Françoise a déployé tous ses efforts pour m’aider à octroyer une bourse d’études en France auprès de l’Ambassade de France en Chine. La procédure a été longue, difficile et incertaine, pourtant extrêmement importante pour décider mon grand projet de départ, car, à cette époque-là, la bourse d’études gouvernementale de France ou de Chine était fortement demandée, puisque la grande majorité des jeunes chinois qui souhaitaient partir étudier en France n’étaient pas assez riches pour prendre en charge leurs études et séjour à l’étranger, ce qui était particulièrement vrai pour les jeunes enseignants chinois de français dont je faisais partie. En plus, Françoise me faisait part qu’officiellement, l’Ambassade française ne pouvait pas attribuer directement une bourse d’études à un Chinois particulier sauf si ce dernier figurait sur la liste des candidats recommandés par les institutions chinoises, alors que moi, qui venais de rentrer de France, n’avait pas le droit de repartir à l’étranger avant de rendre service à mon université pendant 5 ans à venir. Cependant, ma femme et moi, clairement conscients des enjeux extrêmement importants de mon second séjour d’études en France pour mes futures promotions professionnelles, personnelles et familiales, avons décidé de partir à titre privé, c’est-à-dire en démissionnant de mon poste d’enseignant. Françoise nous a fermement soutenus avec beaucoup de bienveillance et beaucoup de compréhension. A la suite de ses interventions pertinentes et efficaces auprès de différentes autorités compétentes, j’ai fini par obtenir une bourse française pour aller de nouveau étudier en France, et plus précisément aller étudier en DEA le droit communautaire à l’Université de Toulouse 1. Dans la même année de 1995, Françoise a quitté comme moi l’Institut des Langues étrangères du Sichuan pour aller enseigner le français à l’Université des Minorités ethniques du Guangxi à Nanning dans le Sud de la Chine, et ce jusqu’à sa retraite en 2012.

Bien qu’éloignés très loin l’un de l’autre, nous restions toujours en contact par courriel. Chaque fois qu’elle rentrait en France pendant ses vacances d’été ou d’hiver, elle s’arrangeait pour me rencontrer. A ces occasions, elle me parlait beaucoup de son travail en Chine, de ses projets en Chine et en France, de ses étudiants anciens et actuels qu’elle connaissait tous par cœur aussi bien de leurs noms français ou chinois que de leur profil particulier, cela montrait combien elle restait attachée à ses étudiants qui lui étaient à leur tour très fidèles eux aussi, au point que le plus souvent Françoise était la première à qui nos étudiants chinois s’empressaient de raconter leurs progrès, joie, bonheur, difficultés et ennuis dans la vie professionnelle et familiale. Souvent c’était Françoise qui me donnait de dernières nouvelles de nos anciens étudiants en commun. Souvent elle me présentait y compris à ma femme ses amis et vieilles connaissances en France comme en Chine ou bien nous recommandait à ces derniers. C’est ainsi que ma femme, ma fille et moi avons connu directement ou indirectement beaucoup d’amis parmi lesquels sont à citer Michel Prignot (Mickey), Marie-Thérèse Hugi, Mimi, Anne-Marie, Nana, Jacques Leclerc du Sablon, Geneviève Gibert, Bernadette Huger, Cécile, le couple de Suzanne et Michel à Nantes, le couple de Clément et Monique à Lyon, le couple Nougaroux, le couple Tep à Toulouse, Jean-Pierre Fouilleul et tant d’autres.

En 1996, après avoir obtenu mon DEA de droit communautaire à l’Université de Toulouse 1, je suis monté à Paris pour m’inscrire à la fois en doctorat de droit à Paris 1 et de didactique des langues-cultures à Paris 3. Financièrement et intellectuellement parlant, c’était très dur pour moi en double formation tellement différente. Mais encore une fois, Françoise n’a pas ménagé ses efforts pour me soutenir ainsi que ma famille. Grâce à elle en effet, j’ai eu une deuxième bourse d’études française qui, bien que petite et de courte durée, m’a permis de finir mes études doctorales en 2000 dans les conditions plus ou moins tranquilles. Je veux bien toujours admettre que sans Françoise, sans son orientation et sans son soutien surtout moral et financier, je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui, il en est de même pour ma famille francophone et francophile.

Un troisième moment qui mérite le plus d’être noté dans mon amitié avec Françoise, c’est bien entendu après mon retour définitif en Chine en 2001 pour reprendre mon enseignement de français à l’Université des Langues étrangères de Beijing, l’établissement universitaire le plus prestigieux de Chine en termes d’enseignement de langues. Il s’agit de la réalisation de notre grand projet d’un manuel de français intitulé Initiation à la lecture de la presse écrite française destiné aux étudiants chinois de français en 3e et 4e années. C’est bien Françoise qui en a pris l’initiative lors de son passage à Beijing à notre rencontre en juin 2006. Après avoir longuement discuté avec moi sur le cadre conceptuel de ce manuel et sur son principal contenu, Françoise s’est complètement appliquée pendant les trois années entières (2006-2008) à chercher d’abord des articles intéressés à travers la presse écrite française, ensuite à en sélectionner selon les thèmes prévus et le niveau de français de nos étudiants acquis et requis, puis à les organiser et présenter avec des notes nécessaires et surtout des exercices de compréhension et de langue, enfin à mettre en place des fiches pédagogiques avec les corrigés. Si la collection et la sélection d’articles nous a demandé beaucoup de temps pour parcourir de nombreux journaux, la conception et l’élaboration des exercices d’accompagnement ont, quant à elles, exigé de Françoise énormément d’énergie intellectuelle et physique. Et c’est cette partie du manuel qui représente la plus grande originalité compte tenu de sa pertinence, de sa cohérence, de sa diversité et de ses multiples utilités linguistiques, culturelles et pédagogiques. Cette partie est aussi la plus appréciée de la part des étudiants et enseignants qui s’en servent. Ce manuel comptant quelque 350 pages et composé de 60 articles de tous genres a officiellement paru à Shanghai en juin 2008, et en 2013, il s’est fait classer parmi l’un des meilleurs manuels universitaires de langue à Beijing. Ce qui m’a profondément touché, c’est que d’une part, Françoise qui avait largement et définitivement contribué au grand succès de ce manuel s’est catégoriquement refusée à y mettre son nom en premier pour la simple raison que cela ne lui servirait à rien ; et que d’autre part, elle s’est décidée à donner tous ses droits d’auteur à titre du don à une association chinoise de protection des enfants défavorisés ou handicapés. Pour moi, c’est plus qu’un simple manuel de langue que nous avons fabriqué en commun, c’est surtout un héritage spirituel qui incarne la grande âme et le plus noble esprit de ma bien-aimée professeure et amie Françoise Pinot !

Depuis que j’ai connu Françoise à Chongqing, je l’ai toujours trouvée dynamique, pleine d’entrain et vraisemblablement infatigable à deux exceptions près cependant. La première devait remonter à 1998, lorsque ma femme et moi l’avons rencontrée à Paris. Nous avons été très inquiets de la voir beaucoup maigrie, pâlie et affaiblie. Françoise nous a raconté qu’elle avait souffert très longtemps d’une diarrhée chronique à la suite d’une consommation du fromage de soja chinois dans un restaurant en Chine à Nanning. Mais heureusement qu’elle a finalement été guérie en France.

La seconde désigne bien sûr son cas de tumeur. En fait, j’aurais peut-être été l’un des premiers à connaître ses quelques symptômes, puisque je me rappelle bien le jour où dans une de nos dernières rencontres à Beijing vers l’année 2010, Françoise m’a dit qu’à table, elle avait de temps en temps du mal à contrôler et diriger précisément ses baguettes pour attraper par exemple des cacahouètes. Elle m’a même expliqué que cela devrait être à l’origine un problème du cerveau. Comme elle en était pleinement consciente ! Or, moi, je n’ai pas voulu du tout y penser, encore moins y croire ! Je souhaitais silencieusement mais du fond du cœur que ce soit une simple anecdote, un fait divers parmi tant d’autres. Mais un peu plus tard, j’ai remarqué dans ses courriels écrits pour moi des lettres curieusement placées dans des mots. Puis je recevais de moins en moins ses e-mails qui étaient de plus en plus courts et difficiles à comprendre. Au bout d’un long moment de silence enfin, Françoise m’a confirmé qu’elle souffrait d’une tumeur au cerveau qui l’empêchait d’écrire. A ces mots, je me suis dit combien c’était triste et douloureux pour Françoise qui aimait tant écrire et nous avait laissé quantité de textes, de transcriptions de sons et images, et d’exercices bien ciblés nés de ses expériences d’enseignements et de ses réflexions personnelles, mais qui était, hélas, contrainte par la maladie de cesser d’écrire ! En même temps, j’ai essayé de me consoler en pensant que c’était sans doute Dieu qui, ayant vu Françoise avoir beaucoup trop écrit, entendait ménager sa santé. Entre 2010 et 2012, chaque fois que je passais en mission à Paris, je n’ai pas manqué de lui rendre visite tant et si bien que dans une certaine mesure c’était pour pouvoir aller la voir toujours plus que j’ai accepté de me déplacer de Beijing à Paris dès que l’occasion se présentait. Ainsi, en marge du 7e colloque annuel international du GERFLINT qui avait lieu à Paris à la mi- juin 2012, je suis allé la voir chez elle pour la dernière fois et cela a été notre dernière rencontre avant son décès en février 2014. Bien que déjà très affaiblie et à mobilité largement réduite, elle a préparé avec moi un déjeuner simple mais doublé de joie. Après le déjeuner, elle m’a remis une enveloppe dans laquelle étaient mises plusieurs photos qu’elle avait prises en Chine avec moi, ma femme, ma fille. « J’ai rangé tout ce qui me restait pour rendre à tous mes amis, collègues et étudiants concernés. » me disait-elle en souriant comme si de rien n’était. En l’entendant, je n’ai pas osé la regarder afin de retenir mes larmes. Sa sérénité tout comme le moral qu’elle a gardé jusqu’au bout face à la maladie et à la mort m’ont profondément marqué lors de cette dernière conversation, de ce dernier déjeuner et de cette dernière rencontre avec elle. A la sortie de son immeuble, je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer en regardant en haut une dernière fois son appartement.

En novembre 2013, ma femme, qui travaillait à l’Institut Confucius de Liège en Belgique, s’est rendue à Paris pour la revoir à la Maison Jeanne Garnier dans le 15e arrondissement. Françoise était en dernière lutte contre sa maladie. Elle était pleine consciente, toujours sereine et optimiste. A son chevet, ma femme lui a réitéré au nom de toute notre famille notre vive et éternelle gratitude de tout ce qu’elle avait fait en notre faveur. Voilà les dernières nouvelles d’elle que j’ai apprises par ma famille. De ce point de vue, je suis amené à dire avec une certaine consolation que ma femme et moi, en tant que les plus proches amis chinois de Françoise, l’avons accompagnée de près et de loin aux derniers mois de sa vie.

Françoise nous a quittés depuis bientôt trois ans. Mais ainsi que l’on dit en chinois «触景生情» (Chu Jing Sheng Qing: les souvenirs se réveillent au contact de tout endroit familier), nous sommes constamment saisis d’un vif sentiment de nos meilleures pensées pour elle à la vue d’une scène évocatrice ou révélatrice, que ce soit en classe de français, en préparation de cours, en voyage en France et à Paris, voire même en conversation avec des amis et collègues, sans parler de fêtes et de jours fériés.

Pour finir, il faut remercier Monsieur Yves Roger-Machart de m’avoir invité à participer à ce témoignage collectif d’amitié sur Françoise Pinot. J’ai ainsi l’occasion de vous rappeler à vous tous proches de notre chère amie commune Françoise mes plus profonds souvenirs d’elle auxquels se rejoignent également ma femme et ma fille.

 

Textes de et sur Françoise Pinot, disponibles  en PDF à télécharger

1964-1975, articles publiés dans le bulletin « Fraternité de Foucauld » (Groupes Jeunes)

Prière et vie
La pauvreté en milieu hospitalier
Notre mission et le Père de Foucauld
Prier aujourd’hui (Prière pour un temps de vacances) La paix – pour qui ?
Les évènements de Mai 1968 du côté non-étudiant

1973-1975, articles publiés dans le bulletin « Communication »

Et si les Chrétiens commençaient par se mettre « ailleurs » ? Extrait d’une table ronde sur la foi et l’engagement
Portugal : Les fondements ébranlés
Chacun parle d’où il est

2005-2012, articles publiés dans la « Lettre aux Communautés » de la Mission de France

Chemin eucharistique de baptisée Vous avez dit : Evangéliser ? Quand le temps se fait court

Ecrits et propos retranscrits de Françoise, non publiés

Groupes de dialogue croyants-incroyants, 1969
Interview de Françoise Pinot, par Yves Roger-Machart à Lyon, en Juin 1978
Ma vie en Eglise, en Chine
Je suis en Chine depuis 20 ans
Mail de Françoise à Jacques L. du S. sur son engagement au Nid, 2011
Propos de Françoise Pinot sur l’euthanasie et la fin de vie
Message oral de Françoise Pinot à Philippe Deterre et à Jacques Leclerc du Sablon Jésus à Nazareth. L’annonciation et la Visitation
Petit message video (2013)

Témoignages d’amis et de collègues
Amis de l’époque étudiante : Suzanne et Michel Leborgne, Jean Michel Gauthron, Yves Roger-Machart.

Amis et collègues de l’époque « assistante sociale » : Maguy Pellerin, Geneviève Gibert, Michelle Guérin, Cécile Maurice, Colette Douard, Hubert Marrel, Denis Jacquot (permanent CFDT).

Amis et collègues de l’époque « Chine » : Jacques Leclerc du Sablon : « L’eucharistie à la table chinoise », Fu Rong, Philippe Marescaux, ancien président de Couleurs de Chine, Jacques Meunier, Thérèse Blandine, Sœur Claude Chavanat

Philippe Deterre : Nouvelles de Françoise, au cours de ses 2 derniers mois de vier Geneviève Gibert et Philippe Deterre : Homélie à deux voix, le 20 février 2014

Autres documents, non disponibles sur internet :

  • –  Livre 90 pages « Travailleurs immigrés dans la lutte des classes », éditions du Cerf, 1973
  • –  Lettres de Chine (plus de 500 lettres, en 1979-80, et de 1984 à 2010)
  • –  Conférence sur la Chine, à Angers (Février 2008)
  • –  Dossier de la section syndicale CFDT du SSAE (1969-1977)
  • –  Archives CFDT, Commission immigrés
  • –  Archives CNAEF, Camp de Saints et Secrétariat pour les non-croyants

 

 

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