Homélie du Père Hervé Giraud, prélat de la Mission de France

Homélie du Père Hervé Giraud, prélat de la Mission de France

Messe chrismale à la cathédrale de Sens.

Homélie

Dimanche dernier, le Pape François a invité les jeunes à manifester leur enthousiasme pour Jésus et, en même temps, à le suivre sur le chemin de la croix. Il faisait remarquer que « le silence de Jésus dans sa passion est impressionnant ». Puis il a ajouté : « Dans les moments d’obscurité et de grande tribulation, il faut se taire, avoir le courage de se taire, pourvu que ce soit un silence serein et non rancunier. (…) C’est l’heure de Dieu. Et à l’heure où Dieu descend dans la bataille, il faut le laisser faire. »

Parler ? Se taire ? Peut-être faut-il simplement nous parler ! Ces derniers temps, à diverses occasions, j’ai entendu ce désir de parler, en paroisse, en diocèse, en Fraternité. J’ai entendu aussi ce désir de parler chez les victimes toujours plus nombreuses qui libèrent leurs paroles trop longtemps retenues. Entre nécessité de silence et besoin de s’exprimer, je fuirais ma mission épiscopale en ne vous disant pas quelques paroles, mêmes brèves, comme Jésus dans l’Évangile. Après avoir lu les Écritures, il semble d’ailleurs prendre un temps de silence avant sa conclusion : « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre. »

Qu’est-ce qui s’accomplit aujourd’hui ? Qu’est-ce qui s’accomplit en nous ? Qu’est-ce qui s’accomplit dans l’Église, dans l’Église dont on se demande parfois si elle ne va pas elle-même succomber ? L’ivraie serait-elle si abondante parmi les fidèles du Christ qu’il vaudrait mieux tout enlever ? L’an passé nous nous étions arrêtés sur la mort, non dans son avant ni son après, mais dans sa réalité même, commune à tous. Nous avions essayé de contempler Jésus face à sa propre mort. La mort comme un passage, une compagne non voulue et cependant intime et inséparable au point de n’être pas seulement un terme mais un risque permanent.

Ce soir, en ce temps troublé, nous sommes tentés de nous demander : l’Église va-t-elle mourir ? Sera-t-elle réduite en cendres comme les poutres séculaires de la cathédrale Notre-Dame à Paris ? Va-t-elle tomber toujours plus bas ? Pas seulement en nombre mais comme un « petit reste » insignifiant ? Le risque est de se rassurer trop facilement : « L’Église en a connu d’autres, on traversera cette nouvelle crise… c’est une nouvelle Pâques ». Nous pourrions même nous abriter derrière la parole du Christ : « la puissance de la Mort ne l’emportera pas sur elle » (Mt 16,18). Mais nous pourrions aussi méditer sur cette autre parole : « Le disciple n’est pas au-dessus de son maître » (Mt 10,24). L’Église vivrait-elle actuellement, comme le Christ dont elle est le corps, une vraie mort… mais laquelle ? Peut-être sommes-nous appelés à consentir à un effacement, à un chemin de croix, à un exil intérieur ? L’Église a toujours une purification importante à vivre. Peut-être de l’ordre d’une mort à elle-même, et pas seulement à son image. Là où certains espèrent une restauration par un combat identitaire, d’autres s’enfoncent dans une inquiétude dépressive. Une autre petite voie n’est-elle pas possible ? Madeleine Delbrêl remarquait qu’« En face de l’Évangile, ce n’est pas d’être peu nombreux qui est grave, c’est d’être immobiles ou de marcher comme des vieillards. » Et si nous commencions donc par revenir à la démarche première, à la source qu’est le baptême ?

Tous les catéchumènes reçoivent le saint-chrême lors de leur baptême pour manifester le don de l’Esprit Saint. Tous les chrétiens en sont marqués sur le front à la confirmation. Tous les prêtres le reçoivent dans leurs mains lors de leur ordination. Tous les évêques en sont oints sur la tête lors de leurs ordination et consécration épiscopales. L’Église nous rappelle que l’onction du saint-chrême signifie le don de l’Esprit Saint au nouveau baptisé. Il est devenu un chrétien : prêtre, prophète et roi.  Cette onction vient donc signifier non seulement qu’on n’est pas chrétien tout seul, mais surtout qu’on n’est pas chrétien pour soi seul. C’est ce que nous indique l’évangile.

« L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a consacré pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres. » Cette consécration, cette onction, a donc un but premier : annoncer la bonne nouvelle aux pauvres. Il ne saurait être question de consécration sans ce but. Nous ne visons pas notre seul bonheur personnel, notre seul salut singulier, notre seul bien-être individuel. La consécration n’est pas une séparation, mais une mission vers les pauvres, les oubliés, les sans-voix. La résurrection en Christ… est déjà commencée par le service du frère. Mais il faut le reconnaître : c’est difficile. Cela exige de sortir de notre entre-soi, de notre attitude de surplomb, de tout désir d’encadrement. Jésus n’a jamais agi ainsi. Et il en va de même pour toutes ces promesses qui se réalisent par lui : les captifs libérés, les aveugles rendus à la lumière, les opprimés libérés… autant de signes qui annoncent « une année de bienfaits proclamée par le Seigneur ».

Et pour que le pouvoir qui nous est donné de participer à ces transformations radicales de notre monde ne soit pas entravé par une vision purement humaine de ce pouvoir, nous avons notamment à tirer toutes les conséquences du sacerdoce commun des baptisés ; peut-être n’avons-nous pas rejeté de façon assez claire « la scission entre clercs et laïcs, qui confinait les laïcs au temporel et réservait le spirituel aux clercs » (Hervé Legrand). La justesse du discernement spirituel des pasteurs dépend de leur fraternité avec tous les fidèles laïcs, de l’expérience des fidèles laïcs. Le pape ne vient-il pas d’exhorter les jeunes fidèles de nos communautés par ces mots : « Il vit, le Christ, notre espérance et il est la plus belle jeunesse de ce monde. (…) Il vit et il te veut vivant ! » Plus que jamais tout dépend de Lui. Nous avons besoin du Ressuscité pour être pleinement nous-mêmes. Nous avons besoin de sa Parole qui nous libère car elle nous sauve jour après jour.

Aujourd’hui, nous le comprenons avec d’autant plus de force : le règne du Christ ne se mesure pas à la cote de popularité de l’Église. Même le catéchisme de l’Église catholique l’affirme avec acuité : « Le Royaume ne s’accomplira donc pas par un triomphe historique de l’Église selon un progrès ascendant mais par une victoire de Dieu sur le déchaînement ultime du mal… » (CEC 677). Et, « l’Église n’entrera dans la gloire du Royaume qu’à travers cette ultime Pâque où elle suivra son Seigneur dans sa mort et sa Résurrection. »

Le déchaînement du mal, ne le sous-estimons pas et nous pourrons d’autant mieux l’affronter. Nous avons une liberté telle qu’elle conduit aussi à des refus de l’amour de Dieu. Il y a vraiment des résistances en nous, autour de nous. Le cœur humain peut être dur, « endurci » comme disent les Écritures. C’est bien l’eau du baptême qui le rend souple à l’Esprit. Nous ne pourrons pas annoncer la résurrection, y croire, en témoigner tant que nous ne prendrons pas à bras le corps la question de la mort et du mal. Dans l’histoire humaine, qui s’est confronté au mal, à l’échec et à la mort, si ce n’est le Christ Jésus ? Nous le suivrons cette semaine dans cette expérience de l’échec et de la mort.

En ce jour où les prêtres renouvellent leur promesse presbytérale pour être toujours plus unis au Christ Seigneur, continuons à garder confiance en leur ministère. N’oublions pas comme l’a encore rappelé François que nous n’avons pas d’autres choix que d’embrasser la croix : « Jésus sait que pour atteindre le vrai triomphe, il doit faire de la place à Dieu ; et pour faire de la place à Dieu, il n’y a qu’une seule manière : se dépouiller et se vider de soi-même. Se taire, prier, s’humilier. Avec la croix, frères et sœurs, on ne négocie pas, ou on l’embrasse ou bien on la rejette. » C’est donc bien « aujourd’hui » que s’accomplit ce passage de l’Écriture que nous venons d’entendre. Ne délaissons ni notre foi, ni l’Évangile, ni nos lieux de vie ou de paroles. Notre « petit reste » est attendu, mais il ne le sera que s’il demeure vraiment au service de tous, pour la gloire de Dieu et le salut du monde.

+Hervé Giraud, archevêque de Sens-Auxerre et prélat de la Mission de France

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