Il est seul

Il est seul

 

Il est seul, assis sur les remparts de la vieille ville, le regard plongé dans l’horizon lointain. Il est seul, et pourtant entouré des 700 jeunes heureux d’être ceux qui, aujourd’hui, mettent le feu à la ville. Le djembé ne mesure pas sa fougue pour entrainer le flot des Young Caritas dans des danses effrénées sur les remparts de Saint Malo. Même les plus anciens, les plus sages ou les plus fatigués regardent avec tendresse, mais au fond d’eux-mêmes, ils se laissent à leur tour entrainer dans la danse. Tout comme les résidents qui ouvrent leurs fenêtres pour comprendre ce qui se passe, et sont surpris de se mettre eux-mêmes à bouger, là-haut, et même à adresser des baisers des deux mains à cette foule de jeunes qui envahit leur terre-plein, d’ordinaire bien calme… si calme ! Aujourd’hui, c’est une révolution d’amour en marche à laquelle ils assistent, et ils en sont tout heureux !

Mais lui est seul, là, assis sur les remparts et je m’approche. J’ose m’asseoir à côté et il me fait de la place. « Comment t’appelles-tu ? » « Djalal. Je viens d’Afghanistan. » « Tu es en France depuis longtemps ? » « Depuis un an… » Il me dit alors : « C’est beau ! » en montrant l’horizon et la mer, et son regard repart au loin… « Cela me fait penser à mon pays. » « Tu parles avec ta famille parfois ? » « Jamais. Ils n’ont pas l’électricité… » Silence… Il me dit : « Ici, je suis zéro. Je suis zéro ici ! » « Ne dis pas ça. Tu n’es pas zéro. Tu es Djalal ! » et je lui pose la main sur l’épaule. Il me regarde alors et me sourit. Ses amis arrivent et le rappellent à la réalité, sa réalité d’aujourd’hui qu’il venait pourtant de prendre en pleine face… « Je suis zéro. »

Les amis comédiens auxquels, le soir, je partage ce petit récit de rencontre, le reprennent au moment de la plénière d’envoi le dernier jour, en le prolongeant : « Non Tahar, tu n’es pas zéro. Tu es un et tu es Tahar. Et avec moi on est deux ! Et tous ensemble Better Together ! » L’ovation qui suit atteste qu’ils ont touché juste. Quand le professionnalisme des artistes, articulé à leur sens de l’humain, produit des miracles !

C’est ce qui s’est produit tout ce week-end Young Caritas à Saint Malo. Des miracles de rencontres et d’échanges, où j’avais à chaque fois le sentiment d’être un petit garçon écoutant le vécu d’anciens… moitié moins âgés que moi ! « Le sentiment qu’ils ont vécu 4 vies lorsque je n’en ai vécu qu’une seule. » Et pourquoi leur fait-on subir un tel acharnement administratif et policier ?

Ibrahim, jeune syrien ayant fui la guerre, raconte sa fuite à travers l’Europe avant d’atterrir à Calais. Nous nous rencontrons à la machine à café. Et il parle soudain de son bras qui a été cassé. C’est ridicule, mais j’ai pensé au football, me rappelant ce match entre migrants dont j’avais été témoin quelques années plus tôt à Calais… « Non, c’est la police. Et les flash-balls m’ont cassé le bras et je suis tombé. Et en tombant, je me suis cassé le pied. » C’est à pleurer de honte et de colère ! Pourquoi permet-on cela ? Je le sais intellectuellement, pour le lire dans les journaux. Mais l’entendre de la bouche d’Ibrahim me fait l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Chaque récit raconté à chaque rencontre faite m’amène à découvrir de nouveau une histoire d’exil, de fuite, de violence et de peine.

Yacir est soudanais. Lors d’un temps de fraternité, nous faisons connaissance. Nous échangions à partir d’une question que nous devions chacun nous poser l’un à l’autre. « Quel est selon toi le plus grand ennemi de l’homme ? » Ma réponse serait… l’homme, bien sûr ! Mais Yacir ne comprend pas le sens de la question. Je la répète plusieurs fois et il me dit alors : « Les Libyens ! Ils ont fait de moi un esclave. » Et il me montre ses bras sur lesquels on voit visiblement des traces faites par une lame. « Quand je voulais partir, on me coupait la peau. Je suis resté 10 mois puis je me suis enfui. » Et il me raconte sa traversée de la Méditerranée, aidé par un homme qui l’a pris sous sa protection. Puis l’Italie, enfin… et la déception. Alors la France, pour atterrir à Calais. « Depuis je suis là, à Arras, et je vais démarrer une formation de commerce. » Et son visage s’illumine, car l’avenir s’ouvre de nouveau !

Chaque rencontre faite, à l’Université d’Eté des Young Caritas, sera un morceau de vie, dont je ne suis pas certain d’être légitime à me le voir ainsi confié. Peut-être Dieu peut-il, comme me le disait Yacir, accueillir ces histoires vécues ?… « Dieu nous a guidé. Il a toujours été là. » C’est vrai puisqu’il est là, Yacir, devant moi.

Dieu… C’est aussi Lui que nous avons rencontré durant ces 4 jours. Comme lors du temps de prière du petit matin. Au moment du Notre Père des chrétiens, s’élevaient dans la tente voisine des musulmans, la prière faite du seul nom d’Allah, des dizaines de fois répété, et répété encore. Nos prières entrelacées s’élevaient vers le ciel pour que Celui-ci recueille toutes ces misères et toute cette joie mélangées. La vie mêlée, seul lieu de la rencontre.

Voici comment a commencé pour moi la rencontre Young Caritas. J’étais aux fontaines du site de Kériaden. Je venais accueillir les cars lorsque je croise un homme, encore jeune, s’abreuvant. Je lui dis un franc « Bonjour », auquel il me répond tout aussi franchement. Et nous restons à converser. Je découvre alors qu’il est un responsable de l’association des musulmans soufis, invitée pour l’événement. Ce n’est que le lendemain, à la prière d’aurore, que je comprendrai qu’il en est l’imam. Le prêtre et l’imam réunis sans le savoir à la source, deux bergers encore ignorants l’un de l’autre. Comme si l’Esprit de fraternité, déjà, nous indiquait par quels chemins nous devions aller pour vivre la rencontre… Celui de l’accueil réciproque qui ouvre à l’amitié.

Cet accueil ne fut pourtant pas toujours simple ! Ainsi, après le temps de la prière musulmane   du vendredi après midi, s’élève un débat tendu. Elles sont deux femmes, au milieu d’un groupe, toutes deux françaises. L’une est musulmane, l’autre catholique. L’une porte un voile, l’autre pas. Elles partagent leur incompréhension mutuelle de ce que l’autre ne reflète pas sa propre vision. « Ça me choque qu’une femme soit voilée ! » « Et moi ça me choque le manque de pudeur ! » Cela semble mal parti… « Il ne faut pas trop regarder TF1, sinon on fait des amalgames : les musulmans terroristes et tout ça ! » « Mais c’est faire un amalgame que de dire que je regarde cette chaine là ! » Peu à peu le débat enfle et s’anime. Certains hommes, dont je suis, tentent d’apporter l’apaisement de ceux qui ne sont pas vraiment concernés, en vain… Et puis la jeune femme catholique, Béatrice, je crois, raconte ce chant arabe, appris à Taizé, qui l’avait profondément touché. L’autre femme, celle qui porte un voile, lui demande avec douceur de le chanter. Et elle élève alors la voix, qui apaise les débats et retisse le lien. C’est ainsi. Quand la raison trouve sa limite, le chant ouvre à nouveau l’horizon.

Samedi soir, marchant avec tous les autres sur la digue de Saint-Malo pour rentrer vers le lieu du camp, je croise à nouveau Yacir. Il a un petit sourire aux lèvres, son flambeau lumineux à la main. On se salue et on parle un peu. Tout à coup il se penche devant moi pour l’offrir à une petite fille qui est là, sur le côté, avec son papi. Elle prend peur et on la comprend, et fait deux pas en arrière. Yacir, sans se départir du sourire, tend son flambeau au vieux monsieur, qui le prend avec gravité. Il repart en chantonnant, me laissant coi. Je le rattrape et lui offre à mon tour le mien. L’aura-t-il gardé ? Je ne sais, car rapidement on se perd dans la nuit et la foule qui marche. Je ne le reverrai pas…

Chaine mystérieuse, où tu existes par ce que tu donnes et non parce que tu reçois. Ce soir-là, Yacir, comme Djalal, Ibrahim et tous les autres, avaient goûté de nouveau au sentiment indéfectible d’exister. « Tu es Djalal ! »… et moi, je peux aussi l’entendre à mon tour, intérieurement : « Tu es Patrick ! »

Catholique, ce n’est pas un mot facile à porter, mot tellement fatigué… Ce fut même parfois un motif de honte. Mais ces jours de fraternité vécue à Saint Malo ont retissé en moi le goût, et même la fierté d’être de cette aventure. Catholiques, cela vient du grec, qui signifie universel. L’Église ne l’est jamais plus que lorsqu’elle se porte au secours de ceux qui avaient faim, qui sont des étrangers, qui étaient détenus… Elle ne l’est jamais plus que lorsqu’elle interpelle et interroge ceux qui décident… Elle se rappelle alors que son cœur lui est extérieur. C’est le cœur du monde et de la société, qu’elle contribue à retisser pour en consolider les mailles afin qu’aucun n’en soit exclu. Il n’y a pas d’étrangers sur cette Terre.

 

Patrick Salaün, prêtre de la Mission de France

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1 commentaire

  • Merci pour cette méditation. Face aux frontières et aux murs qui se batissent; un geste, un sourire, un mot donné; peuvent les réduire à néant.
    L’espérance ne meurt pas

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