Interview de Mgr Jean-Marc Aveline au magazine Famille Chrétienne le 4 février 2019

Interview de Mgr Jean-Marc Aveline au magazine Famille Chrétienne le 4 février 2019

Interview de Mgr Jean-Marc Aveline, évêque auxiliaire de Marseille et président du Conseil pour les relations interreligieuses et les nouveaux courants religieux au sein de la Conférence des évêques de France.

Publiée par le magazine Famille Chrétienne le 4 février 2019 et réalisée par Samuel Pruvot >>>

Mission, annonce directe, témoignage, dialogue… Catholique, comment se positionner face aux musulmans que l’on côtoie ? Les réponses de Mgr Jean-Marc Aveline, évêque auxiliaire de Marseille et président du Conseil pour les relations interreligieuses et les nouveaux courants religieux au sein de la Conférence des évêques de France.

Que répondez-vous aux catéchumènes venus de l’islam qui ont parfois l’impression que les catholiques sont timorés dans leur témoignage auprès de leurs compatriotes musulmans ?

Je réponds que ce n’est qu’une impression ! Les personnes venant de l’islam et demandant le baptême ont un long, rude et beau chemin à parcourir. Nombreux sont ceux que je connais à Marseille et je veille à les accueillir avec beaucoup d’attention et de bienveillance, ainsi que le fait, d’ailleurs, notre service diocésain du catéchuménat. Je leur conseille de vivre en profondeur ce chemin de foi et de découverte de l’Évangile plutôt que de porter des jugements hâtifs sur leurs frères chrétiens qu’ils sont en train de rejoindre. Plus tard, lorsque leur foi chrétienne se sera épanouie et qu’ils se sentiront définitivement chez eux dans la communauté des chrétiens, il pourra être intéressant et fécond d’échanger avec eux sur leur vision de l’islam et de la confronter avec celle du Magistère de l’Église catholique. Je l’ai déjà fait avec certains d’entre eux. Mais il faut du temps pour cela et je suis sûr que, pour qu’il y ait enrichissement, il faut d’abord qu’il n’y ait pas soupçon. Qu’on se souvienne du grand et puissant témoignage du P. Jean-Mohammed Abd-el-Jalil, ce Marocain musulman devenu chrétien, prêtre franciscain et professeur à l’Institut catholique de Paris !

Encouragez-vous les catholiques à aller au-devant des musulmans pour les rencontrer et témoigner de leur foi (comme certains groupes tentent de le faire ici ou là en lien avec des paroisses ou des communautés) ?

J’encourage les catholiques qui sont en relation avec des musulmans (dans la vie professionnelle, dans les relations de voisinage, etc.) à vivre simplement leur foi chrétienne, à en témoigner joyeusement et à ne pas se dérober si une question leur est posée à ce sujet. Je les encourage donc également à bien se former sur leur propre foi, sur ce qui en constitue la charpente, à savoir la confession christologique et trinitaire. Plusieurs fois, avant Noël, j’ai rencontré pour des journées de formation les jeunes (18-30 ans) qui sont à la Fraternité Bernadette ou au Rocher ou dans d’autres associations du même style. Pour beaucoup d’entre eux, l’expérience du service des pauvres, pour laquelle ils sont venus à Marseille, se double d’une découverte de l’islam tel qu’il est vécu à même la rue et les cités. Ils apprennent d’eux-mêmes qu’en ce domaine, le meilleur vecteur de l’annonce de l’Évangile est le patient labeur de l’amitié et de la fidélité. Ils pressentent la vérité énoncée jadis par Jean de La Fontaine : « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage » (Le lion et le rat) ! C’est la raison pour laquelle je n’encourage pas aveuglément tous les groupes que vous semblez inclure dans votre parenthèse ! Ce serait à voir en détail !

Certains catholiques n’ont-ils pas du mal à imaginer l’action de l’Esprit-Saint dans le cœur de leurs frères musulmans en France comme si le chemin de l’islam était suffisant et source de salut pour eux ?

Là encore, la question est insidieuse ! Je ne suis pas dans la tête de « certains catholiques » pour deviner ce qu’ils « imaginent » à propos de l’Esprit Saint ! Pour ce que je comprends de votre question, je réponds donc ceci, qui tient en deux points. D’abord, comme dit le livre des Actes des Apôtres à propos du nom de Jésus-Christ : « il n’y a pas sous le ciel d’autre nom donné aux hommes par lequel nous devions être sauvés » (Ac 4, 12). Que Jésus le Christ soit le Sauveur du monde dans sa totalité : telle est la foi des chrétiens. Et il n’est pas facile, notamment à notre époque, d’y croire vraiment. Pourtant, beaucoup de chrétiens sont morts martyrs pour n’avoir pas renié cette confession de foi. Cela signifie aussi (et c’est le deuxième point), que Dieu est le Seigneur de l’histoire et que, par son Esprit, il est, comme l’affirmait saint Jean-Paul II, « présent et agissant non seulement dans les personnes, mais aussi dans les cultures, dans les sociétés, dans l’histoire et dans les religions » (Lettre encyclique Redemptoris missio [7 décembre 1990] n° 28). C’est la raison pour laquelle la foi chrétienne tient que, selon elle, le chemin de l’islam n’est pas suffisant pour assurer le salut, mais que l’on aurait tort de négliger les richesses « spirituelles, morales et socio-culturelles » (Nostra ætate 2) de ce chemin et de ne pas chercher, avec une inlassable curiosité, les traces du travail de l’Esprit dans les existences humaines de ceux qui avancent sur ce chemin en authentiques chercheurs de Dieu. Je comprends très bien que ce ne soit pas aux personnes fraîchement converties de faire ce travail. Il faut, pour eux, le temps de la coupure, de la césure, de la « nouvelle naissance ». « On ne naît pas chrétien, on le devient », disait déjà Tertullien. Ceux qui quittent l’islam pour embrasser la foi des chrétiens sont un trésor précieux et fragile pour toute l’Église, au même titre que ceux qui quittent l’athéisme ou une autre religion. Laissons-leur le temps de faire patiemment ce chemin, accompagnés de notre prière et de notre amitié. Et n’oublions jamais que la riche signification théologique du mot « conversion » ne saurait se réduire à un simple changement de religion ! Tous les chrétiens l’entendront bientôt en entrant en Carême : « Convertissez-vous et croyez à l’Évangile ! »

La mission auprès de nos frères musulmans est-elle contradictoire avec le dialogue et l’amitié ?

Non, bien sûr ! Je me souviens d’une méditation du P. Charles de Foucauld, où il écrivait : « Si j’étais à la place de ces malheureux musulmans qui ne connaissent ni Jésus ni son Sacré-Cœur, ni Marie notre Mère ni la sainte Eucharistie, ni le sein de la sainte Église ni les saints Évangiles, ni rien de ce qui fait tout notre bonheur ici-bas et toute notre espérance là-haut, et si je connaissais mon triste état, oh, comme je voudrais qu’on fît son possible pour m’en tirer ! Je ne crois pas pouvoir leur faire de plus grand bien que celui de leur apporter, comme Marie dans la maison de Jean, lors de la Visitation, Jésus, le bien des biens, le Sanctificateur suprême, Jésus qui sera toujours présent parmi eux dans le Tabernacle, […] Jésus les bénissant chaque jour au Salut […] Et en même temps, tout en se taisant, on ferait connaître à ces frères ignorants, non par la parole, mais par l’exemple et surtout par l’universelle charité, ce qui est notre religion, ce qu’est l’esprit chrétien, ce qu’est le Cœur de Jésus. » La présence silencieuse, l’exemple quotidien et surtout la charité, c’est ce que le bienheureux Charles de Foucauld a vécu, parfois douloureusement, dans son désert. Mais peu à peu, sa compréhension de la mission de l’Église s’est nourrie de ses multiples contacts avec ses amis Touaregs avec qui il partageait une vie simple et fraternelle. Vers la fin de sa vie, celui qu’on appellera « le frère universel » comprit aussi que la relation missionnaire n’est jamais complètement à sens unique : ses interlocuteurs aussi, travaillés par l’Esprit Saint, pouvaient l’aider à mieux comprendre ce Dieu qui se révèle encore plus grand que ce qu’il croyait savoir à son sujet. Le 29 juillet 1916, quatre mois avant de donner sa vie pour eux, Charles de Foucauld pouvait en toute vérité livrer ce témoignage personnel : Il faut nous faire accepter des musulmans, devenir pour eux l’ami sûr, à qui on va quand on est dans le doute ou la peine ; sur l’affection, la sagesse et la justice duquel on peut compter absolument. Ce n’est que quand on est arrivé là qu’on peut arriver à faire du bien à leurs âmes. À mesure que l’intimité s’établit, je parle, toujours ou presque toujours en tête-à-tête, du bon Dieu, brièvement, donnant à chacun ce qu’il peut porter […] et avançant lentement, prudemment. J’aimerais que tous les chrétiens méditent ces lignes, respectueusement, humblement.

Pourquoi, pour être missionnaire, faut-il être à la fois enraciné dans la Tradition catholique et curieux des réalités complexes de l’islam ?

Plus encore que dans la Tradition catholique, certes importante, c’est dans le Christ qu’il faut être enraciné pour vivre la mission de l’Église. C’est lui qui a promis que, quand il serait élevé de terre, il attirerait à lui tous les hommes (Jn 12, 32). Se convertir, c’est consentir à cette attirance. Une conversion est donc toujours la rencontre de deux libertés, celle de Dieu qui fait grâce et celle d’une personne humaine avec son histoire propre, qui ouvre librement la porte de son cœur (Ap 3, 20). C’est pourquoi la mission ne consiste pas en la mise en place de stratégies missionnaires pour la conversion des musulmans : cela me paraît prétentieux et profondément orgueilleux. Mais il faut se tenir là, dans l’amitié et la présence, à l’écoute du travail de l’Esprit Saint en l’autre et en moi, en se tenant toujours prêt à témoigner de notre Seigneur Jésus-Christ. En prenant le risque de formuler cela de façon approximative, on pourrait dire que dans le processus de la mission, l’annonce est l’objectif du dialogue (« Malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile » [1 Co 9, 16]), mais le dialogue est la condition de l’annonce. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de vrai dialogue sans désir de témoigner de ce qui me fait vivre, mais qu’il n’y a pas davantage de vraie annonce sans écoute de ce que l’autre me dit du travail de l’Esprit en lui. Et quand je rencontre des jeunes volontaires aux Missions étrangères de Paris, ou que je partage avec les jeunes qui viennent à Marseille servir à la Communauté Bernadette, à l’Arche de Jean Vanier, au Rocher, dans les Maisons Lazare, aux rassemblements Young Caritas du Secours catholique ou dans bien d’autres endroits, il me semble que cette jeune génération d’aujourd’hui, avec un flair tout évangélique, a bien senti que c’est en passant par la porte du service des pauvres que l’on a le plus de chance de trouver le chemin de la suite du Christ. Et cela me réjouit profondément ! Saint Paul VI avait raison quand il écrivait : « Le climat du dialogue, c’est l’amitié. Bien mieux, c’est le service ». Encore une chose : pour réaliser sa mission, l’Esprit Saint a besoin de la coopération de l’Église, car il a besoin de témoins du Christ, en chair et en os qui, comme Pierre, puissent révéler aux Corneille de tous les temps quel est le désir qui les travaille de l’intérieur (cf. Ac 10). Voilà pourquoi il faut une Église, assemblée de témoins, qui coopèrent avec l’Esprit Saint. Il faut des témoins partageant la vie de leurs frères en humanité, de telle sorte qu’un jour, ajustés de l’intérieur par la prière et la contemplation à l’action mystérieuse de l’Esprit, ils puissent dire à telle personne : « ce qui t’habite, ce que tu cherches, je vais te dire ce que c’est : l’Esprit de Jésus Christ. Je ne suis pas chargé de te le faire croire, mais je suis chargé de te le dire », pour reprendre les mots de sainte Bernadette à Lourdes. Et quand sonne, le plus souvent à l’improviste, l’heure mystérieuse du dialogue dans l’Esprit, la Bonne Nouvelle du salut en Jésus Christ peut être confiée, de personne à personne, de cœur à cœur, non pas comme un slogan impersonnel, mais plutôt comme un trésor existentiel : « De l’argent et de l’or, je n’en possède pas, mais ce que j’ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ le Nazôréen, lève-toi et marche ! » (Ac 3, 6).

Comment voyez-vous demain la pastorale missionnaire auprès de nos compatriotes musulmans ?

« À chaque jour suffit sa peine, sa demi-lumière et son cantique », disait avec sagesse saint François de Sales ! Je me refuse à faire des plans. J’essaie simplement d’assumer la responsabilité qui est la mienne au sein de la Conférence des évêques de France en circulant beaucoup dans les diocèses, en rencontrant les personnes, chrétiennes et musulmanes, en essayant aussi de favoriser les conditions d’émergence d’un débat vrai et serein entre les chrétiens sur toutes ces questions difficiles, dans le souci ultime de la communion ecclésiale, en fidélité à l’Évangile. Et surtout, en demandant au Seigneur, dans la prière, de nous apprendre à coopérer humblement avec son Esprit Saint. À lui la gloire pour l’éternité !

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