La lettre annuelle de Casablanca d’Arnaud de Boissieu

La lettre annuelle de Casablanca d’Arnaud de Boissieu

P1040042Nouvelles d’Arnaud de Boissieu

Casablanca – Maroc, le 2 janvier 2016

 

Amis,

Voici quelques nouvelles de Casablanca, que je me réjouis de partager avec vous.

La première demande des marins en escale, quelle que soit leur nationalité, est toujours la communication, c’est-à-dire aujourd’hui internet. Il n’y a donc guère de bateaux que je visite au port de Casablanca sans donner des explications sur les communications internet disponibles à Casablanca, à tel point que j’ai préparé un petit papier que je distribue généreusement, expliquant le fonctionnement des cartes « sim » disponibles. Les recharges offrent du crédit internet pour un jour, ou une semaine, ou un mois, et le papier que je distribue, en anglais bien sûr, explique le crédit internet en « days and weeks and months ».

Je distribue aussi, avec la même générosité, l’image de Jésus-pilote accompagnée, au dos de l’image, de la prière des marins. J’aime son rythme poétique, qui cherche à créer un lien entre les marins et leurs familles, au-delà des distances et par-delà le temps. J’aime à dire et à redire : « Take care of my loved ones, in the days and weeks and months when I am separated from them » (« Prends soin de mes bien-aimés, pendant les jours, les semaines et les mois où je suis séparé d’eux »).

Je me plais à penser – je me plais à prier – que distribuer le papier internet ou distribuer la prière des marins, c’est tout comme. Dans les deux cas, mon travail – que dis-je, mon plaisir, ma joie, mon exultation – c’est, par tous les moyens possibles, de transformer les instants trop rapides et trop remplis de l’escale en « days and weeks and months » de liens familiaux, pour le plus grand bien-être des marins.

Je mélange donc tout : internet et la prière, les cartes « sim » et Jésus. D’un côté comme de l’autre, il n’est question que de jours, de semaines et de mois. La vie des marins est de ce rythme, et souvent ils sont longs, ces jours, ces semaines et ces mois ; ces « days », ces « weeks » et ces « months ». Et si je mélange aussi allègrement internet et Jésus, ou plutôt si je les unis en « days », « weeks » et « months », j’ai une arrière-pensée : internet s’arrêtera au départ du bateau, à la fin de l’escale, à quelques encablures du port, dès que le réseau sera trop lointain et trop faible, dans quelques heures ou dans quelques jours tout au plus. J’aime alors à imaginer que le réseau de Jésus-pilote, lui, pour faible et évanescent qu’il soit, ne souffrira guère d’interruption, même en pleine mer, surtout en pleine mer, là où l’image pieuse, aussi simplette qu’elle soit, reprend ses droits, là où elle s’étonne peut-être de devenir une rivale efficace et durable d’internet, quand ses réseaux ont disparu.

Décidément, je mélange tout. En voici un autre signe. Pour me démarquer des vendeurs en tout genre qui font le siège des bateaux en escale, et qui sont plus intéressés par les dollars des marins que par les marins eux-mêmes, moi, je donne. Ce que je donne, en plus de l’image de Jésus-pilote ? Des chapelets, que les marins prennent en nombre, et avec un réel plaisir (Je fais un véritable tabac avec les chapelets jaunes fluos-flachis !) et dont les marins se parent presque toujours sur le champ en colliers. Donc chapelets et colliers se rejoignent dans ce grand mélange des genres. Et une fois encore, je me dis qu’au-delà d’internet, les chapelets, fluos ou non, restent un signe discret d’une autre réalité qui doit prendre les marins aux tripes, loin, là-bas, quand la houle est trop forte, quand la vie à bord devient soudain à un enfer…mosque-298735_1280

Les « days », les « weeks » et les « months », nous les avons aussi égrenés au printemps dernier, avec un équipage turc abandonné à lui-même au port de Casablanca, sans salaire, sans nourriture, sans gazole, et sans eau. Alors tous les jours, pendant deux mois, ils allaient se servir en pain, à la petite épicerie du port, et je passais payer la facture. Les « days » et les « weeks » passaient. Heureusement pour les marins, le capitaine était un lion. Il a tout fait (vous comprenez, bien sûr : il a emm… tout le monde) pour tenter de sortir les marins de cette mouise. Sans beaucoup de succès, hélas. Un jour, lors de ma visite hebdomadaire, il a benoîtement demandé de prendre une photo. J’ai posé avec eux. Le lendemain, il m’a montré un article paru dans un journal turc, assorti de la photo prise la veille, où les marins racontaient leurs déboires, et où ils se demandaient pourquoi seule l’Église semblait s’intéresser à eux…

Après quelques péripéties qu’il serait trop long de raconter ici, onze marins turcs ont pu enfin repartir chez eux, sans leurs salaires et sans espoir de les récupérer, après des « months » d’attente. Trois autres sont restés encore un ou deux « months » à bord, animés seulement par l’espoir irréaliste de toucher un jour leurs salaires. Ils manquaient de nourriture. Ils la quémandaient de bateau en bateau. Ils manquaient de gazole : ils faisaient tourner le groupe de secours juste quelques minutes chaque jour. Ils manquaient même d’eau, trouvant à peine de quoi se laver dans un fond d’eau saumâtre couleur de rouille. Mais ils ont vécu de l’espoir insensé de salaires un jour payés. Et puis ils ont fini par s’interroger. Et puis ils se sont dit que peut-être ils devraient rentrer chez eux. Alors j’ai payé trois billets d’avion aux trois marins turcs qui sont rentrés chez eux en perdant six mois de salaire.

Je souhaite qu’aujourd’hui les « days », les « weeks » et les « months » soient plus sereins pour eux tous.

Ainsi vont les visites aux marins au port de Casablanca. J’ai cependant dû les interrompre pendant plus de deux mois, pour une réparation de la hanche. Et aujourd’hui j’en témoigne avec reconnaissance et joie, je gambade presque aussi facilement que du temps de ma première jeunesse ! Oui, la médecine et la chirurgie savent faire des merveilles, et je peux continuer à grimper aux échelles de coupée sans crainte ni appréhension, alléluia !

Notre Eglise au Maroc continue à vivre avec joie en terre amie. Il est bon pour elle de se sentir accueillie, estimée et respectée. Bien sûr elle est aussi petite, simple et fragile. Les prêtres, les religieuses et les chrétiens au Maroc sont tellement heureux de pouvoir donner ce témoignage qui ne fait guère de bruit, qui n’attire pas l’attention. C’est justement ce manque d’attention (pas de nouvelle, bonne nouvelle) qui nous remplit de joie.

Venez voir par vous-mêmes. Venez nous rendre visite. Je vous attendrai des « days », des « weeks » et même des « months ».

Heureuse année à vous.

Arnaud de Boissieu, prêtre de la Mission de France est l’aumônier du foyer des marins du port de Casablanca depuis octobre 2012.

beatrice mercier

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