La lettre annuelle de Casablanca- Arnaud de Boissieu

La lettre annuelle de Casablanca- Arnaud de Boissieu

Arnaud de Boissieu                                                                                                                                                                   Noël 2023

Casablanca

Maroc

 

Amies, amis ;

Le 9 septembre, le Maroc a été meurtri par un très rude tremblement de terre ; on parle 3000 morts, et les dégâts sont immenses dans les montagnes de l’Atlas, au Sud de Marrakech, où de nombreux villages sont très isolés. Dans l’urgence, la réponse du pays a été rapide et efficace. Passée l’urgence, il faut maintenant reconstruire. Les équipes de Caritas du diocèse et de Marrakech sont à l’œuvre. Elles prévoient 4 ou 5 ans de travail pour mener à bien la reconstruction.

De façon plus diffuse, mais certainement dramatique, le pays est frappé par la sécheresse depuis plusieurs années. Le niveau d’eau dans les nombreux barrages est incroyablement bas. Dans ce domaine encore, le pays s’active pour trouver des solutions. J’ai ainsi vu arriver 60 km de tuyaux de 3 m de diamètre au port de Casablanca, en provenance de Turquie, pour amener l’eau du fleuve Sebou vers Rabat et Casablanca. Mais la sécheresse affectera durement les récoltes, et l’ensemble du pays.

Jour après jour, je grimpe les échelles de coupée pour visiter et accueillir les marins au long cours en escale à Casablanca, et si je cherche un mot pour qualifier mon travail, celui qui me vient à l’esprit est « minuscule ». Bien sûr, je rencontre tous les jours de nombreux marins, de nombreux pays différents, dans le grand tournis du commerce mondial. Mais la vie à bord, parfaitement réglée, ne laisse que très peu de temps à la fantaisie, ou seulement au temps libre, et je ne dispose souvent que de quelques minutes pour rencontrer les marins. Ainsi va ma vie, faite de dizaines et de dizaines de conversations le plus souvent minuscules. Je crois que je vais devenir le champion du monde des demi-conversations et même des quarts de conversations ! Les marins, eux, continueront peut-être la suite de notre conversation, dans un autre port, à des milliers de kilomètres de Casablanca.

L’an dernier, à la reprise des visites après le long arrêt covid, je disais ma stupéfaction de rencontrer des marins russes et des marins ukrainiens, travaillant la main dans la main, c’est le moins que l’on puisse dire, sur les mêmes bateaux. Cette paix minuscule est devenue si banale que je m’y suis habitué : je vous le promets, je ne les remarque même plus, les Russes et les Ukrainiens attelés ensemble au même turbin, tant cela relève pour moi de l’habitude. Une paix minuscule à laquelle je ne porte plus d’attention.

Depuis un an et demi, j’habite à l’aumônerie, en face du lycée Lyautey, dans l’ancien quartier juif ; une petite synagogue existe à une grande dizaine de mètres de chez nous, aumônerie catholique, dans ce pays entièrement musulman ; trois religions partagent donc le même bout de trottoir ; est-ce une cohabitation ? Je ne sais ; quels mots faudrait-il employer ? Nous sommes là encore si minuscules, dans notre paix minuscule…

Le monde de la marine marchande est presque entièrement masculin. Il est rare de rencontrer une femme à bord des navires. Il est très rare de rencontrer deux femmes sur le même navire. Et encore plus rare d’y rencontrer plus de trois femmes ; mais pas impossible. Cette année, j’ai visité régulièrement un bateau arborant les couleurs d’une grande compagnie internationale. À bord, presque tous les officiers étaient des femmes. Le bateau battait pavillon du Maroc, et ces femmes marins, six ou huit, étaient toutes marocaines. Juste une fois. Une seule fois, en vingt ans de visites aux marins. Une fois minuscule, pour un équipage marocain-féminin.

Voila ce que j’ai à vous offrir, en guise de cadeau de Noël : des signes minuscules, des rencontres minuscules, et des paix minuscules qui font pourtant ma vie quotidienne et qui, je l’espère, portent en elles quelques germes et quelques espoirs pour d’autres paix bien plus larges et plus complètes…

Pour tant et tant de personnes, et pour vous je l’espère, qu’y a-t-il de plus marocain qu’un grand plat de couscous ? C’est exact, mais savez-vous que le traditionnel couscous marocain du vendredi est très international ? À la base du couscous, la semoule : elle est faite de blé, et le Maroc importe environ la moitié du blé qu’il consomme. La semoule du couscous a peut-être un goût argentin, canadien, ou ukrainien, puisque tous les jours je visite les marins sur des bateaux qui apportent du blé d’Europe ou des Amériques… Le poulet qui l’accompagne grandit à deux pas de Casa, dans de grands élevages que l’on aperçoit facilement en sortant de la ville. Et la nourriture des poulets, d’où vient-elle ? Pour fabriquer la provende (la nourriture des poulets), le Maroc importe de la bale de blé, principalement des deux Congo, qui arrive par bateau au port de Casa. Et qui fournit les Congo en blé, qui ne pousse pas chez eux ? Les États Unis. Quand je mange un couscous marocain, ou seulement un morceau de poulet, je consomme, de façon indirecte, du blé américain… La recette d’un bon couscous ? Prenez un grand lot de marins du monde, faites-leur faire un demi-tour de planète et ils vous apporteront tout ce dont vous aurez besoin pour votre couscous.

Voilà qui n’est pas minuscule : pendant deux ans, notre petite Eglise de Rabat s’est mise en synode. Nous nous sommes écoutés, nous avons marché ensemble ; une longue aventure, pas minuscule du tout pour nous, les nombreux participants ! Le défi ? Faire corps dans notre Église de passagers, riche d’une grande cinquantaine de nationalités, et qui se renouvelle presque complètement tous les 4 ou 5 ans. Vivre au jour le jour le dialogue des cultures et des religions : c’est le beau défi que nous tentons de relever, dans la paix et l’espérance.

Que cette nouvelle année vous apporte des signes de joies, minuscules ou immenses, et recevez ma fraternité.

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