Les nouvelles de Casablanca

Les nouvelles de Casablanca

Noël 2021, Casablanca Maroc

Amies, amis ;

Triste année : virus, maladie, pandémie, vols annulés, frontières refermées, pays bouclés, débouclés, re-bouclés… ; mondialisation, ou recroquevillation ? On se le demande avec inquiétude…

Depuis le début de la pandémie, le port de Casablanca m’est fermé ; plus de visite aux marins, principe de précaution oblige (Il n’est pas possible d’exiger des marins un passe sanitaire) ; et au fur et à mesure que défilent l’alphabet grec et les variants du même nom, le port m’est toujours et toujours fermé : pas de visite aux marins, qui eux-mêmes ne peuvent plus aller à terre. Seulement quelques échanges par internet avec mes amis d’hier, quand certains font escale à Casablanca : maigre, maigre bilan…

Dommage pour moi, c’est entendu. Mais pour les marins, il ne s’agit pas seulement de « dommage ». Le mot serait inconvenant ; leur avenir ? Presque partout dans le monde, ils n’ont plus l’autorisation de sortir de leur navire, même une heure ou deux. Imaginez ce que cela signifie pour un marin qui signe un nouveau contrat : six mois, neuf mois, ou plus, sans aucune chance de goûter, ne serait qu’une fois, à la vie de terre, à notre vie ordinaire, à notre vie terrestre, à notre vie ordinairement terrestre.

Je sais, c’était déjà le cas pour beaucoup. Mais enfin, il restait cet espoir, que peut-être un jour, escale rimerait avec détente, visite à terre, virée au shopping mall… et que si ce n’était pas aujourd’hui, ce serait demain, dans le prochain port, ou plus tard, sur un autre continent… Que reste-t-il quand l’espoir-même s’envole ?

Les marins, ces grands inconnus du turbin mondial, sont de plus en plus loin de nous, loin de nos cœurs. Les peu visibles d’hier seront-ils les totalement invisibles de demain ?

Même le moment tant espéré de la relève, en fin de contrat, à l’heure du retour à la maison, devient pour eux un cauchemar : sera-t-on autorisé à quitter le bateau ? À sortir du pays ? Trouvera-t-on un avion ? La crise des relèves, dont j’ai parlé longuement dans ma lettre l’an dernier, continue à bas bruit.

La dernière phrase de notre livre (de Roland Doriol et moi) « Marins », cite la réflexion de l’un d’eux : « On est coincé à bord depuis plus de cinq mois, sans possibilité d’aller à terre. Pas d’autorisation de sortie… nous sommes devenus des créatures de la mer ». De par la grâce (c’est-à-dire l’horreur) de la pandémie, le cauchemar d’hier est devenu réalité d’aujourd’hui. Les créatures de la mer vous saluent. D’ailleurs, de loin, de trop loin.

Amies, amis, je vous en supplie, portez dans vos cœurs les créatures de la mer devenues invisibles…

Bien sûr, les associations de marins font tout leur possible pour remplir leur mission, pour ne pas déroger à leur fierté d’aller à la rencontre des invisibles : alors qui peut aller au moins sur le quai, ou à l’échelle de coupée, pour saluer peut-être un seul marin, qui deviendra ambassadeur du foyer auprès de ses confrères ; qui a inventé le drive-club, en livrant à la coupée les biscuits ou les souvenirs que les créatures de la mer ont commandé sur la ligne internet du foyer.

Bien sûr, nous zoomâmes (Du verbe « zoomer », se réunir par internet) à souhait de Taïwan à Glasgow, d’Abidjan à Durban ; pour tenter de faire vivre notre fierté de l’accueil. Mais le compte n’y est pas ; loin de là. Voici ma crainte : que les confinements et autres restrictions, ou, dans leur forme plus légère, les contrôles, les précautions, les gestes barrière, changent de nature ; que d’exception difficile et momentanée, ils deviennent une norme habituelle, installée, intangible, immuable, éternelle ; que nous nous installions dans un monde de distances et de coupures ; que nous abandonnions les gestes barrières pour les barrières sans geste.

Ceci n’est pas une prédiction, mais une crainte : qu’il soit fini le temps des associations d’accueil des marins qui quadrillent la carte des ports du monde ; qu’elles deviennent inutiles et obsolètes…

Et moi, deviendrai-je un « has been » au glorieux mais fini passé ? L’avenir nous le dira, qui n’est pas obligatoirement sombre…

Les changements sont nombreux, dans notre église à Casablanca : un nouveau curé a pris la paroisse en mains, qui porte vigoureusement le souci de l’accueil des migrants coincés au Maroc dans leurs rêves d’Europe.

Et puis la Mission de France espère renforcer sa présence au Maroc : Guillaume a réussi à rejoindre le pays, par le dernier avion avant la fermeture des frontières ; le lieu de sa mission n’est pas encore fixé, mais ce ne sera pas Casablanca. Christophe, lui, devait arriver au moment où vous lisez cette lettre ; mais les avions entre France et Maroc sont supprimés ; patience patience, un jour viendra où l’on pourra circuler et il me rejoindra ; nous habiterons ensemble, pour lui à mi-temps, dans une très belle maison qui abrite l’aumônerie du lycée Lyautey. Un autre prêtre pourrait aussi rejoindre le pays, inch’Allah…

La fermeture du port me laissant – hélas – du temps, j’ai commencé il y a peu les visites dans les prisons de Casablanca : l’administration du pays est heureuse que l’église puisse offrir un minimum de visites à celles et ceux qui en sont totalement privés, étant toutes et tous étrangers, sans famille au Maroc. Mais si quatre messes de Noël étaient programmées dans les prisons, presque toutes sont annulées par précaution…

Voilà ; j’aimerais tant vous dire « bienvenus au Maroc, notre maison est belle et accueillante ». Un jour, oui, cela sera certainement possible, puisque seules les montagnes ne se rencontrent pas. Que l’année commençante nous apporte les joies de fructueuses rencontres.

 

Arnaud de Boissieu, prêtre de la mission de France

 

 

 

 

 

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