Pourquoi le néo-libéralisme paralyse nos sociétés face à la catastrophe écologique

Pourquoi le néo-libéralisme paralyse nos sociétés face à la catastrophe écologique

Gaël Giraud est prêtre, jésuite, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École nationale des Ponts Paris Tech’ et à l’université Stellenbosch, fellow à l’Institut des études avancées de Nantes.

Pourquoi le néo-libéralisme paralyse nos sociétés face à la catastrophe écologique

 

Réchauffement climatique, sixième extinction de masse du vivant, acidification des océans, sixième continent de déchets dans le Pacifique nord, montée des eaux et destruction des littoraux, érosion des sols, pluies acides, fonte des glaciers, assèchement des rivières et de certaines sources aquifères, bouleversement du cycle de l’eau, raréfaction relative de certaines ressources minières non-renouvelables (1). La litanie des catastrophes déjà largement engagées et dont, pour l’essentiel, l’activité humaine est la cause, devrait être bien connue et figurer au sommet de l’agenda politique de tous nos pays. Pourtant les émissions de CO2, qui avaient semblé se stabiliser depuis l’extraordinaire succès diplomatique de la COP21 en 2015, sont reparties à la hausse en 2018-2019. Le prochain rapport du GIEC devrait faire état d’une accélération très inquiétante du réchauffement climatique. Non seulement il est trop tard pour parvenir à maintenir le réchauffement en dessous du seuil des 2° C, mais encore les zones d’hyperthermie avant la fin de ce siècle (c’est-à-dire rendues inhabitables à cause de combinaisons de chaleur et d’humidité mortelles pour le corps humain) s’étendent désormais au-delà des bassins de l’Amazonie, du Congo et de l’archipel indonésien. Du moins si nous continuons à faire si peu pour réduire l’empreinte matérielle de l’humanité sur nos écoumènes « naturels ».

Certes, nos sociétés n’ont pas « rien fait » : les technologies éolienne et photovoltaïque font partie des sources d’énergie meilleur marché sur la totalité de la planète alors qu’il y a dix ans, elles figuraient parmi les plus chères. Ce n’est pas négligeable mais c’est évidemment très insuffisant. Pourquoi ne mettons-nous pas en œuvre l’un ou l’autre des plans de transition écologique dont disposent les pays anciennement industrialisés ? En France, le comité des experts pour le débat national sur la transition écologique, sous la houlette de Delphine Batho et dirigé par Alain Grandjean, avait identifié une poignée de scenarii de transition.

C’était en 2014. Depuis, rien n’a été fait par les gouvernements français successifs. Non que nos gouvernants ne soient pas informés : j’ai moi-même expliqué à l’actuel hôte de l’Élysée comment et pourquoi la rénovation thermique des bâtiments, en France, créerait énormément d’emplois, réhabiliterait les centres-villes sinistrés de nos villes moyennes, réduirait le déficit de la balance commerciale et, surtout, réduirait l’une des causes principales des émissions françaises (lesquelles n’ont jamais cessé d’augmenter depuis 2015). Et comment un tel programme peut parfaitement être financé.

Pourquoi, alors, cette paralysie ?

Le jeu de la « patate chaude »

Tout se passe comme si nous étions collectivement victimes d’un problème classique de « patate chaude » qui a déjà fait perdre trente ans à la communauté internationale. La haute fonction publique et les politiques estiment, pour la plupart, que les États sont trop endettés pour pouvoir assumer le coût d’une reconstruction écologique volontariste. Pourtant les litanies répétées ad nauseam autour de l’excès d’endettement public dissimulent mal une vérité toute simple : en période de déflation, semblable à celle que connaît l’Europe depuis plusieurs années à la suite du krach financier historique de 2007-2009, la dépense publique demeure le meilleur moyen de sauver l’économie du piège de l’absence d’inflation, des taux d’intérêt nuls et du chômage pour tous. Autrement dit, l’obstacle de la dette publique est un faux-semblant. La dépense publique serait même un très bon moyen de guérir nos économies des conséquences de la crise financière des subprimes. C’est un premier point où le néo-libéralisme ambiant freine toute décision utile : en s’appuyant sur une théorie économique sans fondement scientifique, dont la visée politique est de réduire au strict minimum l’intervention de l’État dans l’économie, il interdit aux décideurs publics d’envisager que l’État puisse s’endetter pour financer des investissements verts pourtant indispensables.

Du coup, la plupart d’entre eux se tournent vers le secteur privé dans l’espoir d’un salut. Or celui-ci traîne des pieds. Le motif de la résistance opposée par le privé à une réorientation massive de ses activités vers les énergies renouvelables est énoncé par M. Pouyanné, le PDG de Total : « Les actionnaires […], ce qu’ils veulent surtout s’assurer, c’est de la durabilité de nos dividendes (2). » La pression actionnariale en faveur de rendements de court-terme extravagants, sans rapport d’ailleurs avec l’atonie de la croissance de nos économies, contraint certaines entreprises à s’endetter pour gonfler leurs dividendes, à rebours du bon sens gestionnaire le plus élémentaire. Alors, pour ce qui est de financer les infrastructures « vertes »…

C’est la raison pour laquelle tant de capitaines d’industrie regrettent l’absence de réglementation contraignante qui s’imposerait uniformément à eux- mêmes et à leurs concurrents, de manière à obliger tout le monde, actionnaires compris, à la vertu. Ce regret n’est que partiellement de bonne foi : toutes les fois qu’il s’est agi de réglementer le secteur bancaire français par exemple, la Fédération française des banques a, jusqu’à présent, fait valoir avec constance que toute réglementation pénaliserait nos champions bancaires français face à leurs compétiteurs nord-américains. La concurrence est un obstacle invoqué par certains à tout bout de champ : elle interdirait toute action volontaire des entreprises qui n’auraient d’autre ressource que de prier pour qu’une réglementation commune s’impose à tous, mais elle interdirait aussi tout début de réglementation au motif que cette dernière constituerait un désavantage compétitif mortel. Ce renvoi implicite à une coordination internationale de la réglementation, dont tous savent pourtant qu’elle est très difficile à mettre en place compte tenu des idiosyncrasies propres à chaque continent, nous condamne à l’impasse.

Quant à l’objection selon laquelle la pression actionnariale empêche aujourd’hui nos entreprises cotées d’adopter spontanément des comportements vertueux, elle est justifiée à ceci près que les actionnaires eux-mêmes ne constituent pas une entité homogène. Ils sont au moins de deux types : les petits porteurs dont l’influence sur les conseils d’administration est négligeable (3), les investisseurs institutionnels (assureurs, réassureurs, caisses de retraite…) et les sociétés de gestion qui, eux, ont un véritable pouvoir de négociation. Interrogés, les premiers estiment que leur impuissance les exonère de toute responsabilité éthique : n’ayant aucun poids dans les décisions des grands groupes industriels, ils ne voient pas pourquoi, à titre personnel, ils devraient se priver des dividendes que ces entreprises sont prêtes à leur verser. Du côté des investisseurs institutionnels et des gérants de portefeuilles, les déclarations publiques et les chartes éthiques en matière d’ESG ne doivent pas faire illusion : à quelques exceptions près, la plupart d’entre eux n’ont pas une gestion d’actifs gouvernée prioritairement par des principes de retrait des activités polluantes. Le géant BlackRock, par la voix de son PDG, Larry Fink, multiplie depuis quelques années les déclarations prédisant un imminent bouleversement de la finance « verte » 4 mais les observateurs attendent toujours que cette prophétie devienne auto-réalisatrice. En outre lorsque 631 investisseurs, représentant un total de 37 000 milliards de dollars d’actifs, publient une lettre pressant les gouvernements d’agir en faveur du climat 5, ils reconduisent le problème là où nous avions débuté : du côté de l’État.

Le néo-libéralisme contemporain alimente tous les maillons de cette chaîne d’irresponsabilité : il lie les mains des entreprises cotées face à des actionnaires eux-mêmes convaincus de ne porter aucune responsabilité éthique. Il sacralise le secteur bancaire à qui, depuis de nombreuses décennies, nous avons confié un pouvoir considérable dont ce dernier n’a pourtant cessé d’user pour satisfaire ses propres intérêts aux dépens de l’intérêt général. Les banques privées constituent aujourd’hui à la fois le secteur le plus puissant de nos économies, le plus fragile (la plupart n’ont toujours pas « nettoyé » leurs bilans des conséquences de la crise de 2008) et aussi l’un de ceux qui ont le plus à perdre de la décarbonation de nos économies (juste après les industries extractives d’énergie fossile). Pourquoi ? Parce que nos grandes banques ont financé nos économies parfois depuis plus d’un siècle et parce que, depuis plus d’un siècle, nos économies n’ont cessé d’investir dans les hydrocarbures fossiles. Nos banques possèdent des milliards d’actifs dans leurs comptes, dont la valeur s’effondrerait si nous prenions au sérieux l’urgence de renoncer aux énergies fossiles. En dépit de la rhétorique des obligations vertes et de la finance verte, elles sont donc aussi opposées à la transition écologique que peut l’être un drogué à la perspective de cesser toute prise de stupéfiant. Pourquoi s’étonner dès lors si, en portant des banquiers au pouvoir, nous ne parvenons pas à faire le moindre progrès en faveur de la décarbonation de nos économies ? Le néo-libéralisme, qui depuis quarante ans a envahi nos esprits, nous paralyse encore une fois dans la mesure où, en laissant croire que les banques sont la pointe avancée d’une rationalité capitaliste au service de l’intérêt général, empêche de comprendre qu’elles sont l’obstacle majeur à la viabilité de nos sociétés à moyen terme et qu’il est urgent de leur administrer une cure de désintoxication aux énergies fossiles. L’ayant parfaitement compris, le secteur bancaire est au contraire dans une phase agressive de prise du pouvoir (politique, médiatique, symbolique) pour s’assurer que jamais le politique ne lui imposera une diète qui condamnerait sans doute à la faillite, puis à la nationalisation, une partie de nos « champions » bancaires.

Cela fera perdre quelques emplois dans le secteur bancaire ? Certes, mais la transition écologique en créera bien davantage encore. En outre, entre perdre quelques emplois aujourd’hui et avancer sur une voie qui rendra la France inhabitable à la fin de ce siècle pour cause d’hyperthermie, il faut choisir.

L’effondrement néo-libéral

Cette perspective nous conduit à la question de l’effondrement possible de la société française. Celui-ci n’a rien d’inéluctable : nous pouvons encore agir et mettre en œuvre la transition. La France reste l’un des pays les plus riches et les plus éduqués du monde, avec un État qui a la capacité d’imposer une trajectoire volontariste (y compris au secteur bancaire). Et de nombreux pays prendraient exemple sur nous si nous osions adopter des mesures courageuses.

En outre, je ne sais pas ce qu’est l’Effondrement : une grande coupure d’électricité ? Soyons sérieux : les catastrophes écologiques s’accompagnent partout de guerres, de révoltes violentes, de renversements de régimes et de morts. Il n’y a pas et il n’y aura pas d’Effondrement suivi d’un âge d’or où nous pourrions apprendre paisiblement à cultiver nos jardins et à faire des barbecues entre voisins à la nuit tombée. Mais une série de lâches démissions, de destructions (du système hospitalier, des services publics, des filets de solidarité que sont les allocations chômage, la retraite, etc.), de disparitions de victimes, de souffrances irréparables, de colonnes de réfugiés en quête d’un avenir. La Banque mondiale chiffre à 2,5 milliards le nombre de réfugiés dans le monde dans la seconde moitié du siècle. C’est sans doute optimiste. Elle chiffre aussi à cinq milliards le nombre d’humains infectés par la malaria du fait de la « remontée » des maladies tropicales au nord, à la faveur du réchauffement. L’épisode du coronavirus révèle à quel point nous sommes peu préparés à de tels bouleversements.

Je soupçonne l’engouement français pour les rêveries collapsologiques du lendemain d’être alimenté chez certains par une sorte d’anarchisme inconscient : « Ce que le politique n’aura pas réussi à faire, la Nature le fera pour nous : abattre l’État. » De sorte que ce qui est visé, en réalité, derrière l’Effondrement, c’est la fin tant attendue de cet ennemi héréditaire… Cet anarchisme-là, même de gauche, même paré des couleurs de l’écologie, rejoint en pratique le néo-libéralisme le plus crasse qui voudrait réduire l’État à la police et au respect de la propriété privée, voire l’abolir complètement pour revenir à une espèce de féodalité dont l’anthropologue Alain Supiot, par exemple, discerne très bien les prémices. Les prophéties concernant la fin de la civilisation ne datent pas de Jared Diamond mais remontent aux réactionnaires germanophones du début du XIXe siècle qui, effarés par l’arrogance voltairienne des Français et par la défaite de la Prusse à Iéna contre les grognards napoléoniens en 1806, se sont lancés dans une promotion romantique du retour à la Nature, loin de la rationalité des Lumières parisiennes. Herder et quelques autres annonçaient alors que, si l’on ne mettait pas fin à l’arrogance française, la civilisation européenne s’effondrerait. Bien sûr, de la récupération politique du Sturm und Drang proto-écologiste à celle aujourd’hui de ceux qui ne veulent pas de mobilisation populaire pour faire face au désastre écologique et qui dénigrent Greta Thunberg, la distance est grande. Mais l’idée de donner à croire que la fin du monde est inéluctable et qu’il est vain de se battre est aussi une perspective qui a les faveurs des idéologues néo-libéraux. On la retrouve sous d’autres formes dans les délires de la grand Singularité numérique concernant l’intelligence artificielle : « Braves gens, inutile de vous mobiliser, bien- tôt les robots vont prendre le pouvoir et vous ne pourrez plus rien. Il est déjà trop tard. » Ce gnosticisme-là est également alimenté par un néo-libéralisme qui ne connaît que l’oscillation entre deux mensonges : « Tout va bien, dormez tranquilles, les banques veillent sur vous » et « Il est déjà trop tard, rendormez-vous, il n’y a plus qu’à attendre la mort ».

C’est de cette fausse alternative qu’il faut sortir à tout prix. Et nous pouvons encore le faire. ■

Gaël Giraud

  1. Cf. e.g., Claude Henry et Laurence Tubiana, Earth at risk – Natural Capital and the Quest for Sustainability, Columbia University Press, 2017 et Ugo Bardi, Le Grand Pillage – Comment nous épuisons les ressources de la planète, Éd. Les petits matins, 2015.
  2. https://bit.ly/30wkLZa.
  3. Sauf à ce qu’ils s’organisent pour pratiquer une forme ou une autre d’activisme actionnarial.
  4. https://nyti.ms/3acNkyZ.
  5. https://bit.ly/30q2jkO.

 

 

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