« Traverser la souffrance », méditation de carême 2020

« Traverser la souffrance », méditation de carême 2020

Méditation de carême 2020

Maison d’église Saint Paul de la Plaine

« Traverser la souffrance »

par Martine COOL

Martine Cool est membre de la Communauté Mission de France et, à ce titre, engagée dans l’animation de Saint Paul de la Plaine. Par ailleurs elle est responsable d’un PLIE (Plan Local pour l’Insertion et l’Emploi) en Seine-Saint-Denis.

Permettez-moi tout d’abord un récit personnel : j’ai traversé mon enfance et mon adolescence avec une douzaine de séjours à l’hôpital. Je n’avais pas de maladie mortelle ; le seul risque que j’encourais, si j’ose dire, était de ne pas pouvoir marcher. L’angoisse et la joie se sont entremêlés durant cette traversée : l’angoisse, à chaque contrôle médical, de m’entendre dire qu’il fallait recommencer l’opération ; la joie néanmoins de retrouver des enfants de mon âge dans cette clinique spécialisée où le personnel faisait tout pour adoucir le séjour des enfants avec des activités. Au grand étonnement de mes parents qui m’ont entendu dire au retour : on a bien ri ! Mes parents qui ont eu parfois des réactions différentes : lors de la dernière intervention chirurgicale, mon père était prêt à renoncer : « Ah quoi bon ? Elle ne marchera jamais comme les autres…. » . Si ma mère n’avait pas tenu bon à ce moment-là et pris le rendez-vous pour l’opération je ne serais peut-être pas debout aujourd’hui.

L’épreuve et la souffrance sont le lot commun de tous les hommes, quelles qu’en soient la violence, la durée, la répétition, ou la nature. Et il n’y a pas de remède miracle pour traverser la souffrance : chacun son chemin, un chemin singulier, en fonction de son histoire, sa psychologie, son entourage, ses croyances ou sa foi.

Loin de moi donc l’idée de vous donner des recettes pour traverser la souffrance. Mais des témoins qui ont déjà effectué cette traversée peuvent éclairer notre route. Je vous propose donc de méditer avec 3 femmes, contemporaines, qui nous donnent des repères pour effectuer la traversée : la théologienne protestante Lytta Basset, la religieuse dominicaine Véronique Margron et l’écrivaine Véronique Dufief.

 

Lytta Basset est professeure de théologie protestante en Suisse. Elle a perdu son fils qui s’est suicidé à l’âge de 20 ans en se jetant du balcon de leur immeuble.

Elle a publié le journal intime qu’elle a écrit durant les 5 années suivant le suicide de son fils. Ces 5 années de deuil furent pour elle « une traversée en haute mer, heures de tohu-bohu, accalmies ensoleillées, brise marine et vents contraires… » elle n’avait aucune idée du port qui l’attendait, rongée par la culpabilité ; elle se disait « je ne l’ai pas pu venir, je n’ai pas mesuré l’ampleur de son mal-être, c’est ma faute ! »

Durant cette traversée se présente une première bouée : la compassion. Grâce à elle, elle ne se laisse enfermer dans la solitude du deuil et de la souffrance, et elle entre en dialogue avec d’autres femmes qui ont perdu un enfant.

« Insondable mystère de la compassion ! Quand la souffrance est telle que plus rien ne ressemble à rien, il suffit de croiser un humain en détresse, et voilà la vie, terrée dans l’impossible lendemain, qui s’élance de nulle part, vous traverse et vous propulse vers un ou une inconnu(e), miraculeusement proche tout-à-coup » ! »

Puis elle se laisse visiter par la Présence.

La présence de son fils qui lui apparaît au détour d’un chemin, en songe, ou à travers des échanges avec ses proches, signes qu’il est bien vivant et qu’il reste en lien avec elle.

Et, à travers ou au-delà de la présence de son fils, la présence de Dieu à ses côtés, ce Dieu qu’elle avait tant scruté dans les textes bibliques.

« Il se tient inconditionnellement à nos côtés, gémissant et pleurant au-dedans de nous. Présence ineffaçable, jusqu’à ce que vienne l’apaisement ».

Au terme de cette longue traversée elle réalise qu’elle consent à lâcher prise, à ne plus maîtriser sa vie : c’est là le port où elle était attendue ! Ce qui lui importe dorénavant c’est d’apprendre à aimer d’un amour sans limites.

« Cinq ans plus tard, je reconnais que ma joie demeure, imprenable, une joie qui n’a jamais fait l’économie d’une crucifiante réalité ».

 

Véronique Margron est religieuse dominicaine. Elle connaît la souffrance à plusieurs titres : elle a travaillé à la protection de le jeunesse, avec de jeunes délinquants ; elle souffre elle-même de violentes douleurs du dos et peut donc compatir avec les malades ; et elle accompagne depuis de nombreuses années des personnes en souffrance et des personnes victimes d’abus dans l’Eglise, ce qui l’a autorisée à monter en première ligne lors des premières révélations sur les abus sexuels, spirituels et de pouvoir commis dans l’Eglise catholique.

Comme Lytta Basset elle nous invite à la compassion pour transformer le traumatisme en force de vie, en tenant dans le même mouvement le souci de soi et l’ouverture à l’autre.

« L’expérience n’est rien sans le retour à soi, sans la méditation de ces morceaux d’existence parfois à fleur de peau, sans la distanciation critique vis-à-vis de la chose vécue, afin, justement, de transformer le traumatisme en force de vie, en dynamisme joyeux. C’est pour cela qu’il me semble dommageable d’opposer, comme le font certains moralistes, le souci d’autrui et le souci de soi. Affirmons, plutôt, la nécessité de les faire résonner ensemble… Autrement dit, de penser dans le même mouvement, l’ouverture à l’autre et le souci de soi ».

C’est aussi une invitation, adressée à chacun et chacune d’entre nous, à relire notre histoire, pour en écrire un récit structurant, en le partageant avec des proches, pour comprendre ce qui s’est passé, assumer sa fragilité, et, il n’est jamais trop tard pour cela, pour apprendre à vivre.

De cette démarche de relecture pourra naître la résilience : changer notre regard sur le malheur et, en surmontant la souffrance, chercher la beauté, naître à nouveau…. Etre disponible à vivre le présent.

« Saisir le présent, se rendre disponible, sans prétention, mais avec goût et force…. Là au creux de ce qui a meurtri parfois si loin, l’humain peut encore décider de laisser passer de la vie, de l’air, du souffle…. Tenter de ne pas rater le moment donné. Joies simples, sans doute, ordinaires, dont pourtant la valeur est éternelle…. La vie, ainsi fragile, mais tenace, ayant traversé la souffrance, sans garantie pour demain, trouve à inventer son nouveau chemin, non sans d’autres, dans l’espérance qui peut regarder le réel, le prendre à bras le corps. Et rouvrir le temps de l’histoire ».

 

Véronique Dufief est professeure de littérature française, elle est aussi bipolaire, une maladie psychique qui la rend ultrasensible à son environnement et aux évènements. Elle passe par des dépressions aigues pouvant l’amener à flirter avec le suicide, et par des exaltations immenses proches du délire. Elle sait qu’elle ne guérira pas et fréquentera régulièrement l’hôpital psychiatrique.

Mais elle a emprunté un chemin de conversion personnelle et spirituelle qu’elle a partagé dans un livre intitulé « la souffrance désarmée ».

Après avoir relu son histoire, elle aussi choisit de vivre le temps présent, au jour le jour :

« Vivre le temps présent est la seule ascèse à laquelle on puisse employer toute sa vie. L’enfance en a le savoir inné, mais pas la conscience. L’adolescence l’oublie, tout entière absorbée par sa métamorphose. L’âge adulte le désapprend, tout engoncé dans les sollicitations de la vie préfabriquée, programmée, sérieuse… il faut attendre la vieillesse ou le deuil, ou la maladie, pour accepter d’aller précautionneusement d’un bout à l’autre de la journée, sans viser plus loin. Quand viennent les grandes épreuves de la vie on n’a pas d’autre choix que de s’en tenir à l’humilité du jour ».

C’est dans le temps présent qu’elle a rendez-vous avec le Seigneur :

« Dieu ne préjuge pas de la réponse qu’à chaque instant je peux donner à son Amour ».

Elle découvre que le Seigneur a fait sa demeure en elle, même quand elle n’en avait pas conscience :

« Je découvre dans le silence de Ta parole amoureuse, o mon Bien-Aimé, le désir de t’aimer à en mourir et de me laisser aimer de Toi jusqu’à accepter de souffrir encore si cela doit advenir, mais désormais, sans plus jamais lâcher Ta main paternelle, moi qui suis une si petite enfant dans les bras de Ta tendresse.

Si je dois retourner à l’hôpital, ce n’est pas grave… je sais que je serai avec Toi, que je ne serai plus jamais abandonnée sur ma croix, et que, même délirante, je peux porter Ta présence vivante en moi, là où je vais, parmi tous ceux que je suis appelée à côtoyer ».

 

Compassion, relecture, résilience, lâcher-prise, visitation, Présence….

Les mots égrainés par Lytta Basset, Véronique Margron et Véronique Dufief, peuvent être des points de repère, de petits cailloux jetés sur notre route…. Tout comme la parole biblique qui nous vient du fond des âges. Par exemple, celle du Deutéronome, dans l’Ancien Testament, nous invite, en toutes circonstances, à choisir la vie !

« Je prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre : je mets devant toi la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta descendance, en aimant le Seigneur ton Dieu, en écoutant sa voix, en vous attachant à lui ; c’est là que se trouve ta vie, une longue vie sur la terre que le Seigneur a juré de donner à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob ».

 

Au Carmel de la paix à Mazille, le 6 mars 2020

 

Post-scriptum

Une quinzaine de jours après, ces mots résonnent avec une imprévisible acuité. Pour reprendre la métaphore de Lytta Basset, nous voilà tous embarqués dans une traversée périlleuse en haute mer. Nous ne savons pas quand nous arriverons au port. Nous pressentons que rien ne sera plus tout à fait comme avant.

En ce jour de l’Annonciation, laissons-nous visiter comme Marie par l’Ange du Seigneur. Laissons-le  traverser les murs de nos confinements, et prions pour nous mettre en présence du Seigneur, vivant parmi nous, et fidèle.

Prions tout particulièrement pour les soignants qui accompagnent la traversée au péril de leur propre vie et pour les gouvernants qui sont obligés de naviguer à vue en évitant les récifs. Lors d’une messe à la chapelle Sainte Marthe cette semaine, le Pape François disait qu’ils étaient les uns et les autres « nos colonnes », tels Saint Pierre et Saint Paul dans la tradition catholique.

Et plus que jamais, accueillons la Présence de Celui qui fait sa demeure en nous, et qui ne nous abandonnera pas dans la traversée.

Tu es là présent livré pour nous

Toi le tout-petit, le serviteur

Toi le tout-puissant, humblement tu t’abaisses

Tu fais ta demeure en nous Seigneur

 

Le Bourget le 21 mars 2020

 

 

Pour aller plus loin, mes livres de référence :

  • Ce lien qui ne meure jamais – Lytta Basset – Editions Albin Michel
  • L’échec traversé – Véronique Margron et Fred Poché – Editions Desclée de Brouwer
  • La souffrance désarmée – Véronique Dufief – Editions Salvator et Points/Vivre (Prix du livre de spiritualité Panorama / La Procure)

 

 

 

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