VA VOIR SI J’Y SUIS…

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VA VOIR SI J’Y SUIS…       texte en PDF>>>

Par Serge Baqué

Serge habite à Saint-Laurent du Maroni, en Guyane. Prêtre de la Mission de France, il travaille comme psychologue au service de la Protection de l’enfance. Il est confronté à trois types de population différents : créole, bushinenguée et amérindienne. Cette dernière est la plus exposée par la destruction de son envi- ronnement naturel et vit un véritable génocide social et culturel.

C’est de ma mère que je tiens l’une des meil- leures définitions de la mission : « Va voir là-bas si j’y suis ! » C’est ce qu’elle me disait quand je lui pompais un peu trop l’air ! C’est aussi ce que Dieu nous dit lorsqu’il nous envoie : « Va donc voir là- bas si j’y suis ! »

La dernière fois que j’ai entendu ce fameux « Va voir là-bas si j’y suis ! », c’était il y a huit ans quand j’ai quitté la Villeneuve à Grenoble pour Saint Laurent du Maroni en Guyane. Je dois donc commencer par vous présenter brièvement la Guyane.

Non, M. Macron ! La Guyane n’est pas une île ! C’est un petit pays d’Amérique du Sud mais c’est aussi le plus grand département français et même un bout de l’Europe avec Ariane Espace. Il est coincé entre le Surinam et son voisin géant le Brésil. La Guyane est recouverte à 96 % de forêts et elle est très peu peuplée : 250 000 habitants ! C’est un département en situation de sous-développement. Les Guyanais ont coutume de dire : en Guyane, il n’y a que les fusées qui décollent ! « Qu’est-ce que tu as fait comme bêtise pour être envoyé en Guyane ?! » La Guyane traîne depuis toujours une mauvaise réputation : elle reste associée à des maladies exotiques pas sympa- thiques, à l’esclavage, au bagne, à l’orpaillage illégal… La Guyane serait un enfer déguisé en pa- radis ! (À moins que ce ne soit le contraire !) La Guyane est une mosaïque de peuples, de cultures et de langues : peuples premiers (Amérindiens) en voie rapide de disparition, populations Noirs- Marrons (Africains ayant fui l’esclavage) appelés aussi Bushinengués, Créoles bien sûr, mais aussi métropolitains, Chinois, Haïtiens, Surinamais, Brésiliens (« Marine, au secours ! »).

Moi, je suis à l’Ouest ! J’habite Saint Laurent du Maroni, la porte du fleuve ! À partir de SLM, plus de routes, il faut utiliser la pirogue pour rejoindre les villages qui bordent le Maroni qui est un long fleuve pas tranquille du tout !

Deux saisons en Guyane : une saison pluvieuse et une saison très pluvieuse ! (J’exagère mais la Bretagne est quand même un pays sahélien en comparaison !) Je me plains souvent de ce pays, mais il faut reconnaître que la vie y est pimentée ! S’il est possible à la fois de détester et d’aimer un pays, alors j’aime la Guyane !

Dieu m’a envoyé en Guyane : « Va donc voir là- bas si j’y suis » et, en effet, il y était ! N’est-ce-pas la première chose à dire lorsque l’on revient de mission ? « Oui, Super ! Dieu y était ! » Dans la sagesse de cette vielle Amérindienne, Dieu y était. Dans l’obstination de Nathan, chaque soir à ma porte : « Monsieur Serge, donne-moi un petit de l’eau ! », Dieu y était. Dans le courage de ces mères qui se battent chaque jour pour donner de quoi manger à leurs enfants, Dieu y était.

Partant avec l’illusion d’apporter Dieu à ceux qui ne le connaissent pas, le missionnaire se retrouve souvent l’arroseur arrosé ! Je pense par exemple à Béata, une jeune Rwandaise qui pendant le génocide a vu sa famille se faire massacrer devant ses yeux. Comme je lui demandais comment elle pouvait encore croire en Dieu, elle s’est exclamée :

« Mais Dieu, c’est le seul qui ne m’a jamais fait de mal ! » Ce jour-là, Béata m’a rendu à la foi.

« Va voir là-bas si j’y suis » dit Dieu quand il nous envoie et effectivement il y est ! Et si tu ne le trouves pas, c’est que toi, tu n’y es pas ! J’ai fini par comprendre que trouver Dieu là où tu es envoyé suppose de ta part d’y être, d’y être vraiment, d’une présence réelle. La Mission et l’Eucharistie ont la même définition : une présence, une présence réelle, qui fait vivre. Ça devient un sketch à la Devos : Dieu nous envoie « Va voir là-bas si j’y suis et si je n’y suis pas, dit Dieu, retourne voir si tu y es ! Si tu y es vraiment ! »

Mais ça veut dire quoi « y être vraiment » ? Pour moi ça veut dire d’abord tirer le filet, tirer le filet avec le bout d’humanité où nous avons planté notre tente (ou amarré notre pirogue). En Guyane, j’ai tiré pendant six ans le filet comme psychologue à l’Aide sociale à l’enfance, un filet plein de trous, un filet aux mailles trop larges, plus près du filet à baleines que du filet à papillons !

Mais j’ai aimé tirer ce filet. « T’as toujours été un peu maso, toi ! » m’a dit un jour un collègue. J’ai

tiré aussi le filet le long du Maroni et de l’Oyapock avec les Amérindiens, pas les derniers des Mohicans, non, mais les derniers des Kalinias, des Wayanas, des Emerillons, des Attawacks… les abandonnés de la République. Apercevant un jeune Amérindien, titubant et manquant de se faire renverser par une voiture, une dame me dit : « Huit heures du matin et déjà ivre. Si c’est pas honteux ! » Vous avez raison, Madame, si c’est pas honteux ! Honteux pour nous qui leur avons donné les bouteilles pour mieux les piller et qui maintenant les regardons disparaître avec indifférence ou mépris, victimes de l’orpaillage, victimes d’une déculturation trop rapide et d’une vague de suicides sans précédent qui touche surtout les jeunes de 14 à 20 ans. Si c’est pas honteux… en effet.

J’ai tiré le filet avec cette Guyane qui s’est soule- véeaumoisdemars«NouBonKeSa!»«On en a marre » ! Les fusées décollent mais pas la Guyane ! « Pou la Gwyan décollé ! »

La révolution inaugurée par le Christ, c’est un déplacement du sacré : désormais ce qui est sacré ce sont les hommes et non plus les religions. Tirer le filet, pas pour remplir nos congélateurs, pas pour repeupler nos aquariums ! Non, tirer le filet pour donner un peu d’air à tous ces malheureux à qui Dieu a fait cadeau de la vie mais à qui la vie n’a pas fait beaucoup de cadeaux. (Seigneur, avec tout le respect que je te dois, plutôt que de te reposer le 7e jour, tu aurais peut-être dû t’occuper des finitions…).

J’ai aussi, un peu, tiré le filet de l’Église qui est en Guyane : le Dieu de Jésus-Christ est un Dieu source et donc un Dieu qui nous veut tous source et non pas cruche (même une belle cruche, même une cruche pieuse). Dans nos églises, comme par- tout, éveiller des sources est plus difficile que de remplir des cruches ! Mais c’est cela qui est évangélique. « L’eau que je te donnerai deviendra en toi source jaillissante pour la vie éternelle », dit Jésus. Oui, la mission, ça doit couler de source, de source à source comme on dit de bouche à oreille ! La prolifération des Églises évangélistes en Guyane (comme dans l’ensemble des pays d’Amérique Latine) n’est pas pour moi une bonne nouvelle : d’abord parce qu’ils nous piquent nos paroissiens ! Mais surtout parce que c’est la religion du remplissage.

Mais certains de nos déboires doivent aussi nous interroger : quelle est la qualité de notre eau, eau vive ou marigot ? Notre « je-source » est-il suffisamment en communion avec La Source ? Cette phrase de Madeleine Delbrêl me revient souvent : « Rien au monde ne vous donnera accès au cœur des autres sinon d’avoir donné au Christ l’accès au vôtre. »

Envoyé en Guyane pour tirer le filet – et pas pour trier dans le filet comme nous sommes toujours tentés de le faire ! Tirer et non pas trier car en matière de poissons nous n’y connaissons rien ! Tout regarder et tout garder précieusement, même la chambre à air trouée, même les bouts d’algue ! « Dieu a tant aimé le monde » et le monde pour Dieu, c’est tout le monde ! Dieu n’est pas un adepte du tri sélectif ! Ce n’est pas non plus un sélectionneur de coupe du monde de football, c’est un père ! Ce que je peux encore rapporter de retour de mission, c’est que la mission ça ne vous rapporte pas toujours en retour !

Une paroissienne de Saint Laurent du Maroni à mon propos : « Quelle tristesse, Dieu nous a envoyé un prêtre qui n’aime pas la Vierge Marie ! »

Quelle injustice même s’il est vrai que je n’ai ja- mais abusé de la prière du rosaire ! À la Charbo, le quartier populaire bushinengué où j’ai choisi d’habiter, j’ai dû faire face au même étonnement (teinté de méfiance) que Jésus avec la femme samaritaine : « Comment toi, un homme et un Juif, tu t’adresses à moi, une femme et une Samaritaine ? » ou autrement dit : « Comment, toi, un métro, tu viens habiter à la Charbo ? T’es de la police ? » (pour eux, soit j’étais de la police, soit j’étais un trafiquant !)

La vérité c’est que dans ce quartier de la Charbo, je ne suis venu ni en sauveur ni en conquérant, mais en mendiant. « Donne-moi à boire ! » Et je dois dire que je suis souvent resté sur ma soif. La première année, je serais même mort de soif sans les enfants qui assez vite se sont présentés à ma porte. M’habitait alors cette plainte du prophète Jérémie : « Seigneur, tu as été pour moi comme une eau trompeuse… » « Il est où l’bonheur ? Il est où ?… » Il y a avec Jésus un renversement de la position classique du missionnaire : le missionnaire ne peut plus être en position haute ! Car on peut imposer une religion mais pas une relation. Gérène, 12 ans, à qui je venais de rendre un assez

grand service, me regarde et me dit « M. Serge, qu’est-ce que tu ferais sans nous ? » J’attendais plutôt : « M. Serge, qu’est-ce qu’on ferait sans toi ! »… Mais il avait vu juste, le bougre ! Qu’est- ce que je ferais sans eux ? Et qu’est-ce que Dieu ferait sans nous ?

« J’ai soif », crie Jésus sur la croix. Soif de relations avec les hommes, avec nous. La mission de l’Église ne sera jamais de conquérir le monde pour y planter le drapeau de la chrétienté (« La mission, c’est pas la légion ! » comme le disait le père Fouilleul), la mission de l’Église est de don- ner à boire au Christ en partageant notre eau avec nos frères, jusque dans les enfers (et sur- tout dans les enfers car c’est là que l’on a le plus soif !). La mission s’enracine dans l’amour et elle doit se dépouiller de toute volonté de puissance. Aux foules qui le suivent, Jésus dit avec sévérité : « Vous me suivez parce que je vous ai donné à manger. » Mais devant la conversion de Zachée, Jésus rend grâce : « Aujourd’hui, la lumière est entrée dans cette maison. » C’est cela qui réjouit Jésus, c’est cela aussi qui doit nous réjouir. « Il est là l’bonheur, il est là, il est là… » Dis-moi ce qui te réjouit et je te dirai quel missionnaire tu es !

En Terminale, en marge de mes dissertations de philo, il y avait souvent écrit : « Monsieur, citez vos sources ! » Pas toujours facile pour moi de citer mes sources. Plutôt que de parler de Dieu je préfère en général « laisser Dieu s’inviter dans nos conversations » selon une très belle expression du père Deries. Mais citer ses sources, dire notre Source est aussi une exigence. Pouvoir dire Dieu, dans un cri, dans un chant, dans un souffle, dans un baiser qui serait toujours le premier. Si nous ne le faisons pas, les pierres crieront !

J’ai lu quelque part : « Un bon missionnaire ne doit emporter avec lui que ce qui peut tenir dans ses deux mains ! » Moi je dirais surtout que le bon missionnaire, c’est celui qui revient les mains vides car il ne revient qu’avec ce qui peut tenir dans son cœur. Qu’il soit envoyé à Saint Laurent du Maroni, à Pontigny ou à Pétaouchnock (je crois que nous n’avons personne là-bas actuellement !), le missionnaire n’a rien d’autre à rapporter qu’un peuple nouveau de frères, multitude de visages qui font Dieu.

Voilà ce dont je peux témoigner, « de retour de mission » comme on dit. De retour de mission… mais est-ce qu’on en revient jamais, de mission ? Moi, cela fait 30 ans et je n’en reviens toujours pas ! C’est d’ailleurs pour cela que j’y retourne ! Je retourne là-bas voir si j’y suis ! Si j’y suis vrai- ment !

Croyez-moi, avec cette histoire de Mission, comme disaient les disciples d’Emmaüs, on n’est pas sorti de l’auberge !

 

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