Charles Péguy – Carnets de la Mission de France

Charles Péguy – Carnets de la Mission de France

Carnets de la Mission de France

La mission n’est pas un vase qu’on remplit mais un feu qu’on allume

Extraits présentés par Jean-Marie Ploux

               

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En compagnie de Charles Péguy

 

 

« Mon jeune camarade l’avenir vous apprendra

qu’il ne suffit malheureusement pas d’être catholique.

Il faut encore travailler dans le temporel,

si on veut arracher l’avenir aux tyrannies temporelles »[1]

 

 

 

 

 

Dans son ouvrage : Le drame de l’humanisme athée, (1942-43), Henri de Lubac disait de Nietzsche et de Péguy qu’ils étaient – avec Dostoïevski – des prophètes de leur temps. Plus récemment, Bruno Latour dit que le premier est à la philosophie allemande ce que le second est à la philosophie française. Cela peut surprendre tant il y a de choses qui les opposent, en particulier leur attitude par rapport à la foi chrétienne. Mais il est indéniable qu’en pleine explosion de la Modernité, ces deux voix se sont croisées dans une critique sans appel du monde « moderne ». Et il n’est pas étonnant que revenus des sanglants déboires du XXème siècle et engagés dans ce que l’on appelle – faute de mieux – la post-modernité – nous trouvions dans leur œuvre des voix de l’Esprit.

À la Mission de France, et, plus largement, dans l’Église d’aujourd’hui, nous avons une autre raison de lire Péguy. Ce chrétien singulier, en effet, juste après Vatican I, a contribué à préparer Vatican II en remettant la foi chrétienne sur son axe : l’Incarnation. Rien de moins.[2]

 

 

Mystique et politique

 Charles Péguy est l’exact contemporain de la IIIème République, qui eut tant de peine à s’instaurer car elle fut constamment menacée par les réactionnaires nostalgiques de l’Ancien Régime, les Bonapartistes, les divisions des Progressistes sans oublier les Anarchistes et les aventuriers de l’Armée.

C’est un enfant de la République. Fils unique d’un menuisier qui meurt quand il a 10 mois, il est élevé par sa mère et sa grand-mère, rempailleuses de chaises. Il gardera jusqu’au bout la fierté du travail manuel, du travail bien fait, et la détestation de cette perverse division entre les « intellectuels » et les autres qui continue à nous asphyxier. À l’enseignement de la République, il doit tout et il restera persuadé que la première responsabilité de la République et sa tâche la plus importante sont celles de la formation d’hommes ouverts et critiques. La seconde étant celle de la libre information dans le souci de cette vérité à laquelle Péguy consacrera sa vie entière par la conception et la confection de ces cahiers qui devaient paraître tous les quinze jours justement sous le titre de Cahiers de la quinzaine.[3] Sans la formation respectueuse de l’être de chaque homme et sans l’information la plus exacte possible, la démocratie est condamnée à la démagogie.

 

Cependant, pour Péguy comme pour Jean Jaurès, la République n’achèvera pas la tâche de la Révolution si elle ne lutte pas pour l’égalité et la justice. Pour eux, c’est le socialisme qui doit réaliser cette tâche. Or plusieurs courants, d’inspiration française ou allemande, s’affrontent. Sans unité rien n’est possible. Comment la faire ?

Deux lignes de front vont se croiser. Elles opposent d’une part, ceux qui mettent au-dessus de tout le respect des valeurs fondatrices du socialisme, de l’autre, ceux pour qui il n’y aura pas d’accès au « gouvernement » sans un rassemblement fondé sur des compromis. Péguy comprend : des « compromissions ». D’autre part, ceux qui mettent la « luttedesclasses » (sic)[4] au-dessus de tout et ceux qui n’admettront jamais l’injustice pour qui que ce soit : ouvrier, colonisé ou bourgeois. L’ « Affaire Dreyfus » sera l’épreuve de vérité et Péguy en s’engageant corps et âme pour que soit rendue justice au capitaine Dreyfus, en sera marqué pour la vie.

 

      « Nous tournant donc vers les jeunes gens, nous tournant d’autre part, nous tournant de l’autre côté nous ne pouvons que dire et faire, nous ne pouvons que leur dire : Prenez garde. Vous nous traitez de vieilles bêtes. C’est bien. Mais prenez garde. Quand vous parlez à la légère, quand vous traitez légèrement, si légèrement la République, vous ne risquez pas seulement d’être injustes (ce qui n’est peut-être rien, au moins vous le dites, dans votre système, mais ce qui, dans notre système, est grave, dans nos idées, considérable), vous risquez plus, dans votre système, même dans vos idées vous risquez d’être sots. Pour entrer dans votre système, dans votre langage même. Vous oubliez, vous méconnaissez qu’il y a eu une mystique républicaine ; et de l’oublier et de la méconnaître ne fera pas qu’elle n’ait pas été. Des hommes sont morts pour la liberté comme des hommes sont morts pour la foi. Ces élections aujourd’hui vous paraissent une formalité grotesque, universellement menteuse, truquée de toutes parts. Et vous avez le droit de le dire. Mais des hommes ont vécu, des hommes sans nombre, des héros, des martyrs, et je dirai des saints – et quand je dis des saints je sais peut-être ce que je dis, –  des hommes ont vécu sans nombre, héroïquement, saintement, des hommes ont souffert, des hommes sont morts, tout un peuple a vécu pour que le dernier des imbéciles aujourd’hui ait le droit d’accomplir cette formalité truquée.

[…]

Vous nous parlez de la dégradation républicaine, c’est-à-dire, proprement, de la dégradation de la mystique républicaine en politique républicaine. N’y a-t-il pas eu, n’y a-t-il pas d’autres dégradations. Tout commence en mystique et finit en politique. Tout commence par la mystique, par une mystique, par sa (propre) mystique et tout finit par de la politique. La question, importante, n’est pas, il est important, il est intéressant que, mais l’intérêt, la question n’est pas que telle politique l’emporte sur telle ou telle autre et de savoir qui l’emportera de toutes les politiques. L’intérêt, la question, l’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance.

L’essentiel n’est pas, l’intérêt n’est pas, la question n’est pas que telle ou telle politique triomphe, mais que dans chaque ordre, dans chaque système chaque mystique, cette mystique ne soit point dévorée par la politique issue d’elle. »[5]

 

 

 Critique du monde « moderne »

 Il peut sembler paradoxal que le socialiste Péguy soit un critique acerbe du monde « moderne », et pourtant ! Il lui reproche d’abord cette foi dans un « progrès », calqué sur celui des techniques, qui ferait que toute théorie nouvelle, toute philosophie nouvelle, ajoutons : toute nouvelle théologie, rendrait les autres obsolètes et caduques. Critique au nom de la mémoire des siècles, de la solidarité des générations et des racines sans lesquelles il n’est pas possible de concevoir autrement la vie et le monde.

Il lui reproche aussi – et c’est lié – sa « suffisance ». C’est un monde plein où tout est interchangeable, où la marchandisation de tout nivellera tout.

C’est encore un monde où l’Argent devient le maître de tout, à l’aune duquel tout est mesuré et où toute finalité s’exprime en termes de rentabilité financière.

 

« Le sort des métaphysiques n’est nullement lié au sort des physiques.

Ce serait commettre l’erreur la plus grossière, et la plus barbare,  |…] que de s’imaginer qu’il y aurait une espèce de succession des métaphysiques, une tradition, une transmission linéaire, un progrès, un perfectionnement linéaire des métaphysiques défini ainsi que chaque métaphysique suivante ou bien anéantirait chaque métaphysique précédente ou bien utiliserait chaque métaphysique précédente, l’utiliserait ou s’en nourrissant, l’épuiserait pour asseoir dessus cette nouvelle métaphysique, laquelle nouvelle tiendrait la place et régnerait souverainement comme définitive jusqu’au jour où sa suivante de semaine à son tour la traiterait très exactement comme elle-même aurait traité sa précédente. |…]

Ces deux hypothèses, ces deux imaginations aboutissent ensemble et également au mot dont eux-mêmes ils sont gonflés, au mot qui à chaque fois leur emplit la cavité buccale : que chaque métaphysique précédente est dépassée par la métaphysique suivante. Il n’y a malheureusement pour eux, rien dans la réalité qui corresponde à un dépassement de métaphysiques. Les grandes métaphysiques humaines, antiques, modernes, chrétiennes, mythologiques même et plus ou moins mythiques, ne sont aucunement les termes ni d’une série discontinue ni d’une série continue.  […] Elles ne se veulent prêter à aucun dépassement d’aucune sorte. Et non plus au dépassement industriel, auquel on pense toujours, qui dans les temps modernes fascine tout le monde, qui fait comme une sorte d’immense et impérieux et inévitable précédent. Descartes n’a point battu Platon comme le caoutchouc creux a battu le caoutchouc plein, et Kant n’a point battu Descartes comme le caoutchouc pneumatique a battu le caoutchouc creux. […] Les grandes métaphysiques sont des langages de la création. Et à ce titre elles sont irremplaçables. […] Et ce qu’elles sont le moins, c’est interchangeables. Car elles sont les unes et les autres, toutes, des langages éternels. Dits une fois pour toutes, quand ils sont dits, et que nulle autre ne peut dire à leur place. La voix qui manque, manque, et nulle autre, qui ne serait pas elle, ne peut ni la remplacer, ni se donner pour elle, ni faire croire qu’elle est elle, ni la construire censément du dehors par subterfuges, échafaudages, artifices et fictions. […] Pas plus qu’aucune humanité ne pouvait remplacer, suppléer l’humanité grecque et nous faire croire que cela fût revenu au même. Et pour la même raison. Comme il n’y a ici aucuns dépassements, il n’y a aussi nuls remplacements non plus. Et je ne dis pas même des remplacements totaux et bout pour bout. Ce serait une folie que de s’aller imaginer qu’une métaphysique moderne puisse ainsi remplacer totalement, suppléer bout pour bout une métaphysique antique dans le chœur universel, ou aussi et aussi bien qu’une métaphysique antique païenne eût pu suppléer totalement la longue monodie hébraïque. Dans cet ordre ce qui vient est toujours unique, et ce qui manque, manque. Ce qui ne vient pas manque éternellement. Une race, un art, une œuvre, une philosophie qui manque, manque éternellement. » [6]

« Je l’ai dit depuis longtemps. Il y a le monde moderne. Le monde moderne a fait à l’humanité des conditions telles, si entièrement et si absolument nouvelles, que tout ce que nous savons par l’histoire, tout ce que nous avons appris des humanités précédentes ne peut aucunement nous servir, ne peut pas nous faire avancer dans la connaissance du monde où nous vivons. Il n’y a pas de précédents. Pour la première fois dans l’histoire du monde les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. Et pour être juste, il faut même dire : Pour la première fois dans l’histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et du même mouvement et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d’un même mouvement qui est le même ont été refoulées par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. Pour la première fois dans l’histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d’un seul mouvement et d’un même mouvement ont reculé sur la face de la terre. Et comme une immense ligne elles ont reculé sur toute la ligne. Et pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est maître sans limitation ni mesure. Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul en face de l’esprit. (Et même il est seul en face des autres matières.)

Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul devant Dieu.

[…] De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. Elle ne vient pas de la luxure. Elle n’en est pas digne. Elle vient de l’argent. Elle vient de cette universelle interchangeabilité.

Et notamment de cette avarice et de cette vénalité que nous avons vu qui étaient deux cas particuliers, (et peut-être et souvent le même), de cette universelle interchangeabilité.

Le monde moderne n’est pas universellement prostitutionnel par luxure. Il en est bien incapable. Il est universellement prostitutionnel parce qu’il est universellement interchangeable. »[7][8]

 

 

La France déchristianisée

Trente ans avant le livre : La France, pays de mission ? Péguy, revenu à la foi chrétienne en 1907, fait ici le constat de la déchristianisation.

Dans leur ouvrage, H. Godin et Y. Daniel feront le rapprochement de la France avec les pays d’Afrique oubliant que les « païens » croyaient en Dieu et que la situation de la France déchristianisée était d’autant plus différente que l’homme « moderne » prétendait prendre la place de Dieu. Ils se tenaient surtout sur un plan sociologique, Péguy allait plus loin en décelant ce qu’il appelle une faute de mystique, en clair : la trahison par les chrétiens eux-mêmes de ce qui faisait le cœur de leur foi, cette Incarnation qui aurait dû les engager dans l’histoire en luttant pour la justice et la liberté de tous.

 

« Inchris­tianisation, et plus encore, infiniment plus, déchristianisation. On se demande encore comment ça a pu se passer. On en donnerait des explications, qui seraient intellectuelles, mais qui seraient bonnes; on en ferait des histoires; on en donnerait des raisons, même des causes, qui seraient justes, je veux dire que l’on aurait raison de donner; on en donnerait des causes historiques; qui seraient justes; on en donnerait des causes métaphysiques; qui seraient justes; on en donnerait des causes physiques; qui seraient justes; on en donnerait des causes métahistoriques ; qui seraient justes; on en donnerait des causes théoriques et des causes pratiques; et on aurait raison; on en donnerait des causes politiques; et on aurait raison; [ Or ] toutes ces causes ensemble ne signifieraient rien. Tout cela, toutes ces causes ne seraient rien. Notamment elles auraient le léger défaut, le moindre défaut en serait qu’elles ne sont point, qu’elles ne seraient point du même ordre que leur effet. Pour expliquer, je dis rationnellement, il faut dire le mot un désastre, je ne dis pas un désastre de cette importance, un désastre aussi important, je dis un désastre de cet ordre, il faut qu’une faute du même ordre ait été commise. Pour expliquer un tel désastre, un désastre mystique, un désastre de mystique, il faut qu’une faute de mystique ait été commise. » [9]

 

Cette faute de mystique est double : l’oubli du caractère historique, unique et irréversible, de l’événement chrétien et la nécessité de déployer dans l’Histoire les conséquences de cet événement.istoire les conséquences de cet événement.Histoire les conséquences de cvet événement.

 

« Nous n’avons qu’à constater. Cette faute de technique de la mystique, cette inversion a consisté très exactement, et elle ne pouvait être qu’une inconnaissance, une méconnaissance de moi (l’Histoire), cette faute n’a pu consister qu’à me reconnaître et à m’inconnaître. Là est exactement le défaut historique, le défaut rationnel et le défaut mystique, le défaut mystique de la technique de la mystique. L’éternel a été provisoirement masqué ; l’éternité a avorté dans le temps (pour quel temps) ; l’éternel a avorté temporellement, (temporairement) ; l’éternel a été temporairement suspendu parce que les chargés de pouvoir, les fondés de pouvoir de l’éternel ont méconnu, ont inconnu, ont oublié ; ont méprisé le temporel. […] L’opération mystique a été totalement reversée.[10]

 

L’événement de l’Incarnation

Serait-il faux de dire que les XVIIIème et XIXème siècles ont été largement dominés par une théologie sacramentaire fondée sur le sacrifice rédempteur, d’une part, et, de l’autre, par le déisme ? Je ne le crois pas. C’est pourquoi le retour et l’insistance de Péguy sur le mystère initial de l’Incarnation apparaît comme une nouveauté et comme le prélude des conversions de Vatican II.

Péguy voit dans le mystère de l’Incarnation le croisement de deux mouvements : Celui de Dieu vers l’homme et celui de l’homme vers Dieu :

 

« Et homo factus est ; il y a deux moyens de considérer cette inscription, cette mystérieuse insertion, perpétuelle. Ou plutôt il y a deux lieux d’où la considérer. Les chrétiens la considèrent généralement du côté de l’éternel, du lieu de l’éternel, venant de l’éternel, se plaçant de l’éternel, (et mon Dieu c’est bien un peu leur office). C’est leur métier. C’est de là qu’ils contemplent cette insertion culminante, ce point de reconcentration, ce ramassement en un point de tout l’éternel dans tout le temporel.[11] Tel est généralement leur point de vue, leur propre point, leur angle de vue, leur côté de voir, et mon Dieu c’est assez naturel. En un mot ils considèrent cette grande histoire, cette histoire unique, ce cas suprême, ce cas limite, cette culmination, cette infloraison, cette culminaison, ce couronnement, cette inscription charnelle, cette temporelle inscription, ce point d’achèvement, (et de tout commencement), surtout comme une histoire qui est arrivée à Jésus. Et homo factus est. L’éternité a été faite, est devenue temps. L’éternel a été fait, est devenu temporel. Le spirituel a été fait, est devenu charnel. C’est (surtout) une histoire qui est arrivée à l’éternité, à l’éternel, au spirituel, à Jésus, à Dieu.

Pour avoir la contre partie, la vue de l’autre côté, la contre vue pour ainsi dire, cette histoire comme une histoire arrivée à la terre, D’AVOIR ENFANTÉ DIEU, il faudrait que nous eussions le contraire, il faudrait que les terrestres, il faudrait que les charnels, il faudrait que les temporels, il faudrait que les païens (et il faudrait aussi que les mystiques de la première loi, que les Juifs) de leur côté considérassent l’incarnation. Mais c’est là ce qu’ils ne feront pas. Et mon Dieu c’est aussi tout naturel. Et on ne peut pas leur en faire un reproche. On ne peut pas leur en faire un grief. Ce n’était point, en un sens, leur office. Ce n’était point, en un sens, leur destination. Leur métier. Il eût fallu, que de leur côté, de leur point de vue ils considérassent l’incarnation. Pour que nous eussions l’autre partie, la contre partie. Pour que contrairement, (conjointement), cette incarnation, ce point d’incarnation vint, se présentât dans l’ordre de l’événement temporel comme une fleur et comme un fruit temporel, comme une fleur et comme un fruit de la terre, comme un aboutissement, comme un couronnement temporel, comme un coup suprême de fécondité temporelle […] Mais enfin, par déficience, par carence nous ne pouvons peut-être pas demander aux païens, (aux Juifs), de considérer, de contempler l’incarnation. Ce n’était peut-être pas leur destination naturelle. Ce n’est peut-être pas leur office. Alors toute la contre partie nous manquait. Quand il s’est trouvé un païen, un seul, (et un Juif, un biblique)[12], pour considérer l’incarnation du côté charnel ; de l’autre côté ; pour contempler, pour considérer l’insertion de l’éternel dans le temporel, du spirituel dans le corporel, dans le charnel, du côté du temporel, du côté du corporel, du côté du charnel. […] Pour considérer, pour contempler Dieu du côté de sa créature, venant du côté de sa créature, situé comme sa créature et du côté de sa créature, Dieu entrant dans sa créature, la créature accueillant (son) Dieu, une série de créatures, la lignée de David, aboutissant à Dieu comme à un fruit charnel. L’incarnation, vue de ce côté, l’insertion, cette insertion cardinale, apparait ainsi comme un accueil, comme un accueillement, comme un recueillement de l’Éternel dans la chair, comme un achèvement d’une série charnelle, comme un couronnement d’une race charnelle, et non seulement comme une histoire arrivée à la chair, et à la terre, mais comme le couronnement, comme l’aboutissement d’une histoire arrivée à la chair, et à la terre. »[13]

« Tant c’est bien ce qui est au cœur même du christianisme, ce singulier emmoutement d’une pièce dans l’autre, si incroyable, si on ne le savait pas, ce singulier, cet invraisemblable emboîtement, cet ajustement rigoureux, exact, extraordinaire d’une pièce dans l’autre. Cet ajustement défait, supposé défait, tout tombe. Tant ce qui est bien au cœur, ce qui est le propre du christianisme, ce qui fait le propre, c’est bien cela, ce tenon et cette mortaise, cet emboîtement, cet ajustement de deux pièces, si extraordinaire, si invraisemblable, l’une dans l’autre, et naturellement réciproquement, le temporel dans l’éternel, l’éternel dans le temporel. Cet emmoutement démonté, cet ajustement déréglé, désaxé, décalé, tout tombe. Tout ce qui est au centre, c’est bien cela. Cet engagement du temporel dans l’éternel et de l’éternel dans le temporel. Cet engagement dégagé il n’y a plus rien. Il n’y a plus de monde à sauver. Il n’y a plus d’âme à sauver. Il n’y a plus aucun christianisme. Il est décalé lui-même, démonté de sa technique même, de tout ce qui est sa technique propre. Il n’y a plus ni tentation, ni salut, ni épreuve, ni passage, ni temps, ni rien. Il n’y a plus ni rédemption, ni incarnation, ni création même. II n’y a plus ni Juifs ni Chrétiens. Il n’y a plus ni promesses, ni les tenues de promesses, les accomplissements de promesses, les promesses tenues. Il n’y a plus de christianisme, il n’y a plus rien. » [14]

 

L’Incarnation, le déploiement

 À partir de là, le chrétien est conduit à méditer sur un double registre :

– celui des conséquences de cet événement pour l’homme et pour la terre :


 « Nous surprenons ici, nous prenons ici sur le fait la plus fréquente erreur de calcul et naturellement la plus grave. Il ne suffit point d’abaisser le temporel pour s’élever dans la catégorie de l’éternel.  Il ne suffit point d’abaisser la nature pour s’élever dans la catégorie de la grâce. Il ne suffit point d’abaisser le monde pour monter dans la catégorie de Dieu. Et peut-être même l’opération ne consiste-t-elle point du tout en cela et est-elle infiniment autre. […] Parce qu’ils[15] n’ont pas la force (et la grâce) d’être de la nature ils croient qu’ils sont de la grâce. Parce qu’ils n’ont pas le courage temporel ils croient qu’ils sont entrés dans la pénétration de l’éternel. Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être du monde ils croient qu’ils sont de Dieu. Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être d’un des partis de l’homme ils croient qu’ils sont du parti de Dieu. Parce qu’ils ne sont pas de l’homme, ils croient qu’ils sont de Dieu. Parce qu’ils n’aiment personne, ils croient qu’ils aiment Dieu.

Mais Jésus-Christ même a été de l’homme.

[…] La grâce s’élèvera de toute sa hauteur au-dessus de la nature, sans que la nature ait été frauduleusement abaissée. La haute température ne viendra pas de ce que l’on aura abaissé le zéro. C’est le climat qui aura changé et ce ne sera point le cabinet météorologique, la station climatique ou climatérique. C’est la température qui aura monté et ce n’est pas le thermomètre qui aura baissé. L’éternel s’élèvera de toute sa hauteur au-dessus du temporel et ce n’est pas le temporel qui aura baissé. Le saint, le martyr s’élèvera de toute sa hauteur au-dessus de l’homme et ce n’est pas l’homme qui aura baissé. Dieu s’élèvera de toute sa hauteur au-dessus du monde et ce n’est pas le monde qui aura baissé.

Nul ne sera servi frauduleusement, nul (et il est honteux d’avoir à le dire), nul et pas même Dieu. Nul ne sera frauduleux. Et j’ai honte à le dire, nul et pas même Dieu. » [16]

 

– celui des répercussions sur la conception de Dieu, conception qu’il faut entendre en son double sens : la représentation de Dieu et l’engendrement même de Dieu en son histoire liée à celle des hommes.


« Voilà la situation que Dieu s’est faite.

Celui qui aime tombe sous la servitude de celui qui est aimé.

Par là même.

Celui qui aime tombe sous la servitude de celui qu’il aime.

Dieu n’a pas voulu échapper à cette loi commune.

Et par son amour il est tombé dans la servitude du pécheur.

Retournement de la création, c’est la création à l’envers.

Le Créateur à présent dépend de sa créature.

Celui qui est tout s’est mis, a souffert d’être mis, s’est laissé mettre sur ce niveau.

Celui qui est tout dépend, attend, espère de ce qui n’est rien.

Celui qui peut tout dépend, attend, espère de ce qui ne peut rien,

[…]

Et c’est de nous que Dieu attend

Le couronnement ou le découronnement d’une espérance de lui.

Effrayant amour, effrayante charité,

Effrayante espérance, responsabilité vraiment effrayante,

Le Créateur a besoin de sa créature, s’est mis à avoir besoin de sa créature.

Il ne peut rien faire sans elle.

C’est un roi qui aurait abdiqué aux mains de chacun de ses sujets

Simplement le pouvoir suprême.

Dieu a besoin de nous, Dieu a besoin de sa créature.

Il s’est pour ainsi dire condamné ainsi, condamné à cela.

Il manque de nous, il manque de sa créature.

Celui qui est tout a besoin de ce qui n’est rien.

Celui qui peut tout a besoin de ce qui ne peut rien. Il a remis ses pleins pouvoirs.

Celui qui est tout n’est rien sans celui qui n’est rien. Celui qui peut tout ne peut rien sans celui qui ne peut rien.

[…]

Nous pouvons manquer à Dieu.

Voilà le cas où il s’est mis, le mauvais cas.

Il s’est mis dans le cas d’avoir besoin de nous.

Quelle imprudence. Quelle confiance.

Bien, mal placée, cela dépend de nous.

Quelle espérance, cruelle opiniâtreté, quel parti-pris, quelle force incurable d’espérance.

En nous.

Quel dépouillement, de soi, de son pouvoir.

Quelle imprudence.

Quelle imprévision, quelle imprévoyance,

Quelle improvidence de Dieu. »[17]

 

Le pécheur et la grâce[18]

« Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée.

On a vu les jeux incroyables de la grâce et les grâces incroyables de la grâce pénétrer une mauvaise âme même une âme perverse et on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on n’a pas vu mouiller ce qui était verni on n’a pas vu traverser ce qui était imperméable, on n’a pas vu tremper ce qui était habitué.

Les cures et les réussites et les sauvetages de la grâce sont merveilleux et on a vu gagner et on a vu sauver ce qui était (comme) perdu. Mais les pires détresses mais les pires bassesses, les turpitudes et les crimes, mais le péché même sont souvent les défauts de l’armure de l’homme, les défauts de la cuirasse par où la grâce peut pénétrer dans la cuirasse de la dureté de l’homme. Mais sur cette inorganique cuirasse de l’habitude tout glisse et tout glaive est émoussé. […]

On a toujours un poids. On n’est pas toujours mouillable. Οu si l’on veut tout a un poids, mais tout n’est pas mouillable. On est toujours pondérable, on n’est pas toujours humectable. On est toujours pesable. On n’est pas toujours pénétrable. De là viennent tant de manques, (car les manques eux-mêmes sont causés et viennent), de là viennent tant de manques que nous constatons dans l’efficacité de la grâce, et que remportant des victoires inespérées dans l’âme des plus grands pécheurs elle reste souvent inopérante auprès des plus honnêtes gens, sur les plus honnêtes gens. C’est que précisément les plus honnêtes gens, ou simplement les honnêtes gens, οu enfin ceux qu’on nomme tels, et qui aiment à se nommer tels, n’ont point de défauts eux-mêmes dans l’armure. Ils ne sont pas blessés. Leur peau de morale constamment intacte leur fait un cuir et une cuirasse sans faute. Ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure, une inoubliable détresse, un regret invincible, un point de suture éternellement mal joint, une mortelle inquiétude, une invisible arrière anxiété, une amertume secrète, un effondrement perpétuellement masqué, une cicatrice éternellement mal fermée. Ils ne présentent point cette entrée à la grâce qu’est essentiellement le péché. Pare qu’ils ne sont pas blessés, ils ne sont plus vulnérables. Parce qu’ils ne manquent de rien on ne leur apporte rien. Parce qu’ils ne manquent de rien, on ne leur apporte pas ce qui est tout. La charité même de Dieu ne panse point celui qui n’a pas des plaies. C’est parce qu’un homme était par terre que le Samaritain le ramassa. C’est parce que la face de Jésus était sale que Véronique l’essuya d’un mouchoir. Or celui qui n’est pas tombé ne sera jamais ramassé ; et celui qui n’est pas sale ne sera pas essuyé.

Les « honnêtes gens » ne mouillent pas à la grâce. » [19]

 

[1] L’argent suite, 22 avril 1913, Œuvres en prose 1909-1914, Pléiade, 1968, p. 1270.

Note : Les œuvres de Péguy ont été entièrement rééditées dans la collection de la Pléiade (Gallimard) : Œuvres en prose complètes, tome I, (1897-1905), 1987 ; OPC, tome II, (1905-1909), 1988 ; OPC, tome III, (1909-1914), 1992 ; Œuvres poétiques et dramatiques, 2014. Mais les textes cités ici sont extraits de l’ancienne édition de la Pléiade. Œuvres en prose, tome I, (1898-1908) ; 1965 [Notées : OP I] ; tome II, (1909-1914), 1968 [Notées : OP II] et Œuvres poétiques complètes, 1948 [Notées : OPC].

[2] La forme même de ce livret ne me permet pas de faire ce qu’il faudrait faire : suivre Péguy dans son existence concrète, ses engagements, l’élaboration de sa pensée et son expression car, chez lui, plus que chez d’autres, tout est lié et se passe dans la durée. Heureusement, pour situer Péguy au long cours, chacun pourra se reporter, outre le site des Amitiés de Charles Péguy, au livre de Géraldi Leroy simplement intitulé Charles PÉGUY, (Armand Colin, 2014) aussi remarquable par son information que par sa probité intellectuelle.

[3] Lors de la discussion de la Loi de 1905, pour soutenir la position d’Aristide Briand, il assurera un cahier de 576 pages…

[4] C’est ainsi que l’écrit C. Péguy.

[5] Notre jeunesse, O.P. II, p.516-517

[6] Onzième cahier de la huitième série 3 février 1907, O.P. I, p.1092-1096

[7] Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, O.P. II, p. 1532-1534

[9] Dialogue de l’Histoire et de l’âme charnelle, Véronique, O.P. II, p. 364

[10]  Ibidem, p. 369

[11] C’est à Péguy que je dois d’avoir été guéri de cette maladie persistante de la théologie occidentale opposant le spirituel et le temporel. Alors que toute la logique chrétienne articule l’Éternel et le Temps, Dieu et l’homme, la Parole ou l’Esprit et la chair, on a réussi ce tour de force de mettre le « spirituel » hors du temps. Et l’on s’étonne ensuite que celles et ceux qui sont contraints de vivre dans le temps, qui choisissent de vivre dans leur temps, cherchent ailleurs que sur la Voie chrétienne le vent de l’Esprit !

[12] Il s’agit de Victor Hugo dans son poème Booz endormi

[13] Victor-Marie, comte Hugo, solvuntur objecta, O.P. II, p. 731 – 733

[14] Dialogue de l’Histoire et de l’âme charnelle, Véronique, O.P. II, p.391

[15] Le Parti dévot.

[16] Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne. O.P. II, p. 1446 – 1448

[17] Le porche du Mystère de la deuxième vertu, O.P.C. p. 252 – 254

[18] Clin d’œil à… Georges Brassens !

[19] Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne. O.P. II, p. 1388-1392

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